Claude PIRON

Communication / Liste d’articles en français

COMMUNICATION LINGUISTIQUE: Où sont les mythes? Où sont les réalités?

On m’a dit, quand j’étais petit: “Il faut oser demander son chemin. Avec sa langue, on va jusqu’au bout du monde.” Mais à quelques kilomètres de là, on parlait une langue différente. S’adresser aux passants ne servait strictement à rien.

On m’a dit que pour communiquer avec l’étranger, il fallait étudier les langues à l’école. Mais plus de 90% des adultes sont incapables de s’exprimer avec aisance dans les langues apprises au cours de leur scolarité et vacances 2023-2024.

On m’a dit: “Avec l’anglais, on peut se débrouiller partout dans le monde.” Dans un village espagnol, j’ai vu un accrochage entre une voiture suédoise et une voiture française; ni entre eux ni avec les gendarmes les chauffeurs ne savaient communiquer. Dans une petite ville thaïlandaise, j’ai vu un touriste angoissé tenter d’expliquer ses symptômes à un médecin local; la communication ne passait pas. J’ai travaillé pour l’ONU et l’OMS dans les cinq parties du monde, et j’ai constaté, au Brésil, en Bulgarie, au Congo, au Japon et dans bien d’autres pays, que l’anglais ne servait à rien en dehors des grands hôtels et des compagnies d’aviation.

On m’a dit que grâce aux traductions les cultures les plus lointaines étaient maintenant à la portée de tous. Mais quand j’ai comparé traductions et originaux, j’ai découvert tant d’omissions, de contresens et de distorsions de style que j’ai dû me rendre à l’évidence: dans nos langues, toute traduction est trahison.

On m’a dit en Occident qu’on voulait aider le Tiers Monde, dans le respect des cultures locales. Mais j’ai vu les pressions culturelles les plus fortes s’exercer par le biais du français et de l’anglais. J’ai vu que, sans souci pour la dignité linguistique de l’autre, nous commencions par lui imposer notre langue pour communiquer avec lui. Et j’ai vu les innombrables problèmes que pose la formation du personnel parce que les techniciens occidentaux ne parlent pas les langues locales et qu’il n’existe dans celles-ci aucun manuel d’instruction.

On m’a dit: “L’instruction publique garantira l’égalité des chances aux enfants de tous les milieux.” Et j’ai vu, notamment dans le Tiers Monde, les familles aisées envoyer leurs enfants en Angleterre ou aux États-Unis pour leur permettre de maîtriser l’anglais, et j’ai vu les grandes masses enfermées dans leur idiome, soumises à telle ou telle propagande, sans ouverture au monde, maintenues aussi par la langue dans un état socio-économique inférieur.

On m’a dit: “L’espéranto est un fiasco” et j’ai vu en Suisse, dans un petit village de montagne, des enfants de paysans s’entretenir sans difficulté avec des visiteurs japonais après six mois de cours de la langue interethnique.

On m’a dit: “L’espéranto est sans valeur humaine.” J’ai pris la peine de l’apprendre. J’ai lu sa poésie, j’ai écouté ses chansons. J’ai reçu dans cette langue des confidences de Brésiliens, de Chinois, d’Iraniens, de Polonais, et même d’un jeune Ouzbek. Ce sont les conversations les plus spontanées et les plus profondes que j’aie jamais eues dans une langue étrangère.

On m’a dit: “L’espéranto, c’est la fin de toute culture!” Mais lorsqu’en Amérique latine, en Europe, en Asie, j’ai été reçu chez des espérantophones, j’ai constaté qu’à niveau social égal ils étaient presque toujours plus cultivés que leurs concitoyens. Et quand j’ai assisté à des débats internationaux dans cette langue, le niveau intellectuel des échanges m’a imposé le plus grand respect.

J’en ai bien sûr parlé autour de moi. J’ai dit: “Venez voir! Il y a un truc formidable: une langue qui résout drôlement bien le problème de la communication entre les peuples. J’ai vu un Hongrois et un Coréen discuter en espéranto, avec la plus grande aisance, politique et philosophie, deux ans à peine après avoir commencé à l’apprendre. Et puis j’ai vu ceci, et encore ceci, et encore cela…” Mais on m’a dit: “Ce n’est pas sérieux et, d’abord, c’est artificiel.”

Je suis dérouté. Quand le coeur de l’homme, quand ses “tripes”, quand les plus fines nuances de son cerveau s’expriment directement, de bouche à oreille, dans une langue née d’un foisonnement de communications interethniques, on me dit que c’est artificiel…

Mais qu’est-ce que je vois quand je parcours le monde? Je vois des gens frustrés du dialogue qu’ils auraient voulu avoir avec les habitants du pays où ils voyagent ou résident. Je vois une communication par gestes qui aboutit à de grotesques malentendus. Je vois des personnes assoiffées de culture que la barrière des langues sépare de tant d’ouvrages désirés. Je vois tous ceux qui, après six ou sept années d’études de langues, parlent de façon hachée, en cherchant leurs mots, avec un accent ridicule, renonçant aux nuances qu’ils voudraient exprimer. Je vois fleurir l’inégalité et la discrimination linguistiques. Je vois diplomates et spécialistes parler dans un micro et suivre dans les écouteurs une autre voix que celle de leur interlocuteur réel. C’est cela, la communication naturelle? L’art de résoudre les problèmes avec intelligence et sensibilité ne fait-il plus partie de la nature de l’homme?

Ce qu’on me dit ne correspond pas à ce que j’observe et constate. Alors j’erre, désemparé, dans cette société qui proclame le droit de tous à la communication. Et je ne sais pas si l’on me trompe, ou si c’est moi qui suis fou.

COMMUNICATION LINGUISTIQUE: Étude comparative faite sur le terrain.

Les cinq options • Critères appliqués a) Durée de l’apprentissage préalable, b) Investissements préalables des États, c) Investissements préalables de l’institution, d) Inégalité et discrimination, e) Coût linguistique d’une séance, f) Coût de la production des documents, g) Délai pour l’obtention d’un document dans les diverses langues, h) Déperditions et distorsions de l’information, i) Fréquence et importance du handicap linguistique lors des débats, j) Handicap linguistique à la lecture, k) Contraintes et désagréments, l) Augmentation probable des inconvénients au cours des vingt prochaines années, m) Problèmes terminologiques • Note sur les réunions en espéranto • Bilan des quatre formules • Conclusion • Bibliographie

Notre monde se rétrécit. Les échanges internationaux, tant commerciaux que culturels, se développent à un rythme impressionnant et les voyages dans des pays lointains deviennent une expérience banale pour bien des personnes qui n’y auraient jamais songé il y a quelques dizaines d’années à peine. Par ailleurs, il se produit constamment d’importants déplacements de populations : les réfugiés et les candidats à l’asile politique sont de plus en plus nombreux, de même que les immigrants cherchant désespérément un niveau de vie qu’ils n’ont aucune chance de trouver dans leur pays d’origine. Tous ces facteurs ont pour effet d’exacerber les problèmes linguistiques. Malheureusement, on ne les prend guère au sérieux, de même qu’on évite d’accorder l’attention qu’il faudrait aux résultats souvent déplorables de l’enseignement scolaire des langues. Exception faite des populations de langue germanique, un pour cent seulement des jeunes Européens, au niveau du baccalauréat, sont capables de s’exprimer à peu près correctement en anglais après avoir eu quatre heures hebdomadaires de cours pendant six ans. Le pourcentage correspondant est d’un pour mille en Asie. Mais ces faits ne semblent pas stimuler la pensée créative. Ils sont acceptés avec une regrettable résignation.

Dans les organisations internationales, bon nombre de délégations revendiquent un développement des services linguistiques, comme on peut s’en rendre compte dans les couloirs de l’ONU. Les pressions exercées pour faire accorder le statut de langue officielle au japonais, au hindi et à d’autres langues se font sentir avec une intensité croissante. En Europe, les problèmes de langues tournent de plus en plus au casse-tête. Ils représentent, comme disait Bernard Cassen dans Le monde diplomatique, une bombe à retardement. Bien des pays d’Europe centrale et orientale espèrent adhérer à bref délai à l’Union européenne et les hommes politiques ont réagi favorablement à leur demande, mais on s’est bien gardé d’aborder les aspects linguistiques de cet élargissement, comme si l’expression « gouverner, c’est prévoir » avait perdu toute validité.

Pourtant, le jour n’est pas loin où les complications, inégalités et coûts causés par la communication linguistique, de même que par l’inefficacité de l’enseignement des langues, franchiront le seuil de ce que la société peut supporter. Le présent document, fondé sur l’étude des faits, vise à venir en aide à ceux qui seront appelés à définir une stratégie visant à surmonter les difficultés qui ne manqueront pas de se présenter d’ici peu.

Il n’y a aucune raison de ne pas appliquer au domaine de la communication linguistique internationale les principes de la recherche opérationnelle. L’objectif est clair : adopter le système de communication le plus équitable, offrant le meilleur rapport qualité/prix (ou efficacité/coût) et psychologiquement le plus satisfaisant pour le plus grand nombre. Pour atteindre cet objectif, plusieurs moyens sont en concurrence. On peut observer comment ils se présentent dans la pratique selon une série de critères préalablement définis, puis les soumettre à une analyse quantitative propre à mettre en relief leurs avantages et inconvénients respectifs. En effet, les situations où des personnes de langues différentes sont acculées à communiquer sont nombreuses à notre époque. Les occasions ne manquent donc pas d’observer comment elles s’y prennent pour surmonter la barrière des langues. Et il n’y a aucune difficulté à procéder à une étude comparative des divers moyens mis en œuvre.
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Les cinq options

Seuls les systèmes assurant une communication précise et nuancée, de bon niveau intellectuel, seront pris en considération dans la présente étude. Il existe en effet d’innombrables situations où des personnes de langues différentes s’expliquent tant bien que mal par des gestes, des expressions du visage, des rudiments d’anglais ou le recours à une langue locale déformée et plus ou moins mal prononcée, mais ce n’est pas ici le lieu de les envisager. Il serait impossible, dans un bref article, de tenir compte de tous les besoins linguistiques existant sur notre planète. Nous nous limiterons donc aux cas où la compréhension mutuelle doit impérativement être nette, précise, exacte et détaillée, comme par exemple au Parlement européen ou à l’Assemblée générale des Nations Unies. Les besoins linguistiques pris en compte dans cette recherche sont ceux des représentants des États, des europarlementaires, des experts, conseillers et collaborateurs d’organisations internationales, gouvernementales et non gouvernementales, ainsi que des scientifiques, spécialistes et autres professionnels qui se réunissent en congrès ou sont appelés à échanger des idées et des données à un niveau élevé de complexité.

Le chercheur qui fait le tour des situations où se déroule une communication internationale de ce niveau ne tarde pas à remarquer que seules cinq méthodes sont actuellement en usage. Ce sont, par ordre de grandeur à l’échelle mondiale:

  1. le système appliqué par l’ONU, la plupart des organisations interétatiques et de très nombreuses organisations non-gouvernementales et autres associations internationales : nombre limité de langues, avec interprétation simultanée des échanges oraux et traduction des documents;

  2. le système appliqué par de nombreuses multinationales : tous les participants utilisent une même langue nationale, généralement l’anglais;

  3. le système de l’Union européenne : la langue de chaque État Membre est acceptée, avec interprétation simultanée des interventions et traduction des documents;

  4. le système des organisations utilisant une langue interethnique qui n’a jamais été la langue d’un peuple donné (swahili, espéranto); pour des raisons de commodité, seul le fonctionnement linguistique des associations espérantophones sera pris en considération ci-après.

  5. le système dit « suisse » ou « scandinave » : chacun utilise sa langue maternelle et il n’y a pas besoin de traduire ou d’interpréter parce que tous les participants comprennent toutes les langues utilisées. Cette méthode, en usage aux réunions des lignes aériennes scandinaves, est assez souvent adoptée en Suisse dans les milieux intellectuels. Jusque dans les années 50, c’était le seul système utilisé au Parlement helvétique, où chacun était censé comprendre l’allemand, le français et l’italien.

Ce dernier système ne sera pas pris en considération, parce qu’il n’est applicable que dans certains environnements culturels. Il ne répond pas aux besoins en communication observables à l’échelle mondiale ou même sur un territoire restreint comme celui de l’Union européenne. Il n’est envisageable que si le nombre de langues est limité à trois ou quatre, si la distance entre les cultures n’est pas trop grande et si le système éducatif accorde un temps considérable à l’enseignement des langues.
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Critères appliqués

L’essentiel de cet article sera consacré aux critères qui permettent de déterminer comment chacun des quatre systèmes retenus se situe par rapport à ses rivaux. Les critères énumérés ci-après devraient donner une bonne idée générale de la situation.
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a) Durée de l’apprentissage préalable

Le système linguistique de l’Union européenne est le seul qui n’impose pas d’apprentissage linguistique préalable aux participants, du moins si l’on se limite aux réunions bénéficiant de l’interprétation et de la traduction. Dans les trois autres formules, un apprentissage linguistique est nécessaire pour au moins une partie des participants. Dans le système «multinationales» ce sera le cas pour tous ceux dont la langue maternelle n’est pas l’anglais et dans le système «ONU» pour la plupart des participants, puisque langue de travail et langue maternelle ne coïncident que pour une minorité. Dans le système «espéranto», chacun devra avoir appris la langue de communication. Certes, il existe des enfants qui ont l’espéranto pour langue maternelle, mais ils sont si peu nombreux qu’ils représentent une quantité négligeable en pratique.

Dans les couloirs de l’Union Européenne, on parle de plus en plus des problèmes auxquels il faudra faire face lorsque des personnes de langue slovène, tchèque, maltaise, hongroise, slovaque, polonaise, serbo-croate, estonienne, etc., participeront à la vie des institutions. L’une des options fréquemment citées est la réduction du nombre de langue de travail. Si cette formule était adoptée, l’Union Européenne perdrait son avantage pour le critère examiné : participants aux réunions et rédacteurs de documents seraient dans la même situation qu’à l’ONU, ils ne pourraient exercer leurs fonctions sans un apprentissage linguistique antérieur.

Contrairement à une idée très répandue, la maîtrise d’une langue étrangère demande un énorme investissement en temps et en énergie nerveuse. Pour quelqu’un appelé à participer à des négociations délicates ou à s’exprimer à la tribune d’un Parlement ou d’une Assemblée générale, il ne suffit pas de se faire comprendre, il faut une qualité d’expression qui permette de convaincre, d’argumenter, de répondre du tac au tac, de toucher ceux à qui l’on s’adresse tout en évitant le risque de ridicule. M. Cornelio Sammaruga, président du Comité International de la Croix-Rouge, s’est rendu momentanément ridicule lorsque, parlant des délégués du CICR disséminés de par le monde, il a prononcé: «Nos délégués sont des zéros"[1] (au lieu, bien sûr, de héros). Habitant en zone francophone et travaillant surtout en français depuis de longues années, il a une maîtrise de cette langue qui dépasse de très loin celle du diplomate moyen. Le fait qu’un homme de cette classe n’arrive pas à éviter certains faux pas linguistiques souligne l’énormité de la tâche que représente l’acquisition d’une langue étrangère au niveau souhaitable dans les relations internationales. De même, lorsque, à l’ONU, un représentant s’exprimant en français a fait un long discours en répétant constamment l’expression la politique du Cuba, il a beaucoup amusé les délégations de langue française. Il maîtrisait pourtant notre langue de façon remarquable ; c’était sa seule faute, mais conjuguée à son accent, elle était cocasse. Or, en politique, on ne peut guère se permettre d’être risible. Dans des situations comme celles-là, on ne se rappelle pas ce que la personne a dit, mais sa façon de le dire. Le fait qu’au bout de 2000 heures d’étude d’une langue, suivies de quatre fois autant d’heures de pratique, il ne soit pas exclu de tomber dans des pièges de ce genre en dit long sur ce que représente l’obligation de s’exprimer en public dans une langue étrangère. Notre langue maternelle est inscrite dans notre système nerveux comme les habitudes motrices de la main droite d’un droitier. S’exprimer dans une langue étrangère est l’équivalent d’être contraint, lorsqu’on est droitier, de tout faire avec la main gauche.

On ne maîtrise pas une langue nationale étrangère au niveau requis dans les milieux internationaux à moins de 10.000 heures d’étude et de pratique. [2] L’espéranto représente un cas à part pour ce qui est de la rapidité d’acquisition: un niveau de maîtrise y est atteint, en moyenne, en 150 à 220 heures (voir les explications données ci-dessous à propos du critère i).
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b) Investissements préalables des États

Le premier critère, que nous venons de voir, concerne les personnes qui sont appelées à s’exprimer ou à soumettre des documents dans les institutions internationales. Mais l’apprentissage linguistique préalable qui est exigé d’elles serait impossible sans un investissement de l’État. L’enseignement des langues exige, dans le monde entier, un investissement énorme aussi bien en temps et qu’en argent. Si l’organisation de cet enseignement est indispensable pour assurer une représentation efficace d’un État ou d’un parti à l’échelon international, elle constitue un facteur à prendre en considération. Le système «Union Européenne» et, dans l’état actuel des choses, le système «espéranto» représentent à cet égard une économie considérable pour les États. Mais si, demain, on oblige les europarlementaires finlandais ou grecs à s’exprimer en anglais ou en français, leurs pays devront investir dans l’enseignement des langues des montants nettement plus importants qu’aujourd’hui. Ils devront en effet garantir un niveau linguistique élevé dans une partie suffisamment vaste de la population pour éviter toute infériorité grave de leurs représentants, ou des élus de leurs divers partis, par rapport à leurs homologues des pays «linguistiquement puissants».
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c) Investissements préalables de l’institution

Deux des systèmes linguistiques étudiés contraignent à des investissements spécifiques dont les deux autres systèmes sont dispensés. Les multinationales qui n’utilisent qu’une seule langue font l’économie d’une multitude de frais engendrés par les prestations linguistiques (tout au moins en ce qui concerne leur fonctionnement interne ; les relations avec le public et la publicité sortent du cadre de la présente étude). Il en est de même des associations espérantophones.

Le recours à la traduction et à l’interprétation entraîne automatiquement une augmentation considérable de personnel, proportionnelle au nombre de langues utilisées. Cet accroissement nécessite un certain nombre d’investissements. On peut résumer comme suit les secteurs où des mises de fonds sont nécessaires dès avant l’entrée en vigueur de ce régime linguistique (ou, en cas d’augmentation du nombre de langues, du nouveau régime linguistique):

recrutement et formation du personnel linguistique;
adaptation des salles à l’usage simultané de plusieurs langues (si le système actuel de l’Union Européenne est maintenu lors de l’adhésion de nouveaux pays, il faudra ajouter à chaque salle une demi-douzaine au moins de cabines d’interprétation supplémentaires; le nombre de connexions à prévoir entre ces cabines d’une part, les micros et écouteurs des participants d’autre part, devront couvrir toutes les combinaisons de langues possibles);
organisation d’un service de dactylographie pour chaque langue, avec tout ce que cela implique: recrutement du personnel, achat d’ordinateurs et de logiciels de traitement de texte adaptés à chaque langue, photocopieuses, imprimantes, fournitures diverses;
services de soutien aux traducteurs: bibliothèques (avec un stock de dictionnaires techniques et de livres fondamentaux dans chaque langue), services de références, services de terminologie, établissement de dossiers informatiques, accès à de nombreuses banques de données, etc.;
dotation en bureaux pour les services de dactylographie et de traduction, avec tous les frais y afférents (mobilier, chauffage, téléphone, électricité, ascenseurs, service d’acheminement des documents soit par messagers soit par système pneumatique, etc.), locaux pour le classement des documents dans toutes les langues utilisées, cantine ou cafétéria;
part des dépenses administratives imputable à l’existence des services linguistiques: gardes et huissiers supplémentaires, agents supplémentaires au service du personnel, à la comptabilité, aux services social et médico-infirmier, au service des conférences, et, s’il y a lieu (comme dans les institutions du réseau des Nations Unies), au service des voyages.
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d) Inégalité et discrimination

Certains systèmes linguistiques sont discriminatoires, d’autres pas. Si la seule langue utilisée est l’anglais, comme dans le système «multinationales», les personnes dont c’est la langue maternelle bénéficient d’un avantage linguistique par rapport à leurs collègues, qui sont défavorisés du simple fait de leur naissance.

Le système le plus discriminatoire est celui de l’ONU et des institutions ou associations qui appliquent un régime linguistique analogue. A l’ONU, un délégué belge de langue française peut utiliser sa langue. Son collègue flamand n’a pas ce droit. Un Syrien, un Argentin, un Chinois peuvent s’exprimer avec toute l’éloquence et toute la force de conviction que permet la langue maternelle, mais ce droit est refusé à l’Afghan, au Brésilien, au Japonais. Pour les pays dont la langue n’a aucun statut, l’admission d’une nouvelle langue accroît l’inégalité, puisqu’elle augmente le nombre de leurs adversaires potentiels mieux armés qu’eux pour faire prévaloir leurs vues. Or, cette perte relative d’influence est financée par les États victimes de l’injustice. L’adjonction d’une nouvelle langue de travail s’accompagne en effet d’une augmentation générale du budget au financement de laquelle ils participent dans la même proportion qu’auparavant. L’idée de pondérer les contributions au financement de l’institution en fonction de l’augmentation ou de la diminution de puissance due au régime linguistique n’a apparemment jamais été émise.

Dans l’Union européenne, le système actuel peut être considéré comme assurant l’égalité entre les peuples. Quelques réserves doivent toutefois être formulées.

D’une part, au niveau du secrétariat, on n’utilise guère de langues comme le néerlandais, le grec, le portugais ou le finnois. Certaines langues sont donc «plus égales que d’autres», soit lorsqu’il s’agit d’obtenir un poste de fonctionnaire européen, soit lorsqu’un citoyen ou un parlementaire doit se mettre en rapport avec l’administration.

D’autres part, comme il n’y a guère d’interprètes capables d’assurer l’interprétation pour certaines combinaisons de langues telles que portugais-grec, danois-portugais, néerlandais-finnois, etc., on recourt pour ces langues au système du relais ou de la langue-pivot: l’interprète portugais se branche sur la cabine anglaise et redonne dans sa langue, non le discours original, qu’il ne comprend pas, mais son interprétation en anglais. Or, d’après une étude effectuée par l’ONU sur ses propres services linguistiques,

«aux réunions scientifiques, la perte d’information due au “relais” est d’au moins 50%». [3]

Les représentants des divers pays ne sont donc pas sur un pied d’égalité, puisqu’un Portugais, un Finlandais, un Danois, un Grec, demain peut-être un Hongrois ou un Slovène, ont moins de chances d’être correctement et complètement compris que les participants aux débats utilisant une langue plus courante. Toute interprétation comporte une perte et une déformation d’une partie de l’information, s’il y a double interprétation, ces défauts sont multipliés par deux.

Troisième réserve: le service des marques déposées, dont le siège est à Madrid, n’utilise pas toutes les langues des États membres de l’Union.

Le problème de l’inégalité, actuellement d’importance mineure à l’Union Européenne, y prendra l’ampleur qu’on observe à l’ONU s’il est un jour décidé de limiter le nombre de langues.

La formule «espéranto» évite toute discrimination: chacun utilise une langue qu’il a dû apprendre en un temps limité et sensiblement égal quelle que soit la langue maternelle. Comme personne n’utilise la langue de son pays ou de sa région linguistique, personne ne bénéficie d’une supériorité d’expression du simple fait de son appartenance à un peuple donné Cet avantage avait déjà été souligné à la SDN:

«Au Secrétariat de la Société des Nations, nous avons eu sous les yeux l’exemple de la Conférence internationale des autorités scolaires, dont les débats se sont déroulés en espéranto. (…). Ce qui impressionne surtout, c’est le caractère d’égalité que donne à une réunion semblable l’emploi d’une langue commune qui met tout le monde sur le même pied et qui permet au délégué de Pékin ou de La Haye de s’exprimer avec autant de force que ses collègues de Paris ou de Londres».[4]

L’observation des réunions et congrès internationaux montre qu’il existe une corrélation entre le droit d’utiliser sa langue maternelle et la fréquence de la prise de parole. Celui qui n’a pas le droit d’utiliser sa propre langue intervient moins souvent dans un débat. Il n’y a que deux moyens de mettre les personnes de différents pays sur un pied d’égalité:

a) que tout le monde puisse utiliser sa langue maternelle,

b) que personne ne puisse utiliser sa langue maternelle.

Il existe donc, en théorie, à côté de la formule «Union européenne» et de la formule «espéranto» une troisième option évitant la discrimination: l’adoption de quelques langues seulement, mais assortie de l’interdiction pour tout orateur ou rédacteur de s’exprimer dans sa langue maternelle. Dans ce système, si l’Union limitait les langues de travail à l’anglais, au français et à l’allemand, les personnes de langue anglaise, française et allemande seraient tenues de s’exprimer dans une autre langue que la leur, pour ne pas bénéficier d’un privilège par rapport à leurs collègues « moins égaux ». Cette formule, qui rétablirait l’égalité, a peu de chances d’être retenue, les positions de force étant ce qu’elles sont.
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e) Coût linguistique d’une séance

Le principal coût imputable à la communication linguistique pendant une séance est celui de l’interprétation. Il s’agit essentiellement de la rémunération des interprètes et du technicien. Il va sans dire que plus le nombre de langues utilisées est considérable, plus ces coûts sont importants. Le système «Union Européenne» est de très loin celui où le coût linguistique d’une séance est le plus élevé. À vrai dire, l’écart entre l’Union Européenne et les autres entités internationales est énorme à cet égard. Les systèmes «multinationales» et «espéranto» n’entraînent aucune dépense à ce titre.
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f) Coût de la production des documents

Plus les langues de travail sont nombreuses, plus la production des documents devient onéreuse. Ces coûts comprennent essentiellement les traitements des traducteurs, réviseurs, terminologues, bibliothécaires, référenciers (là où il y en a, comme à l’ONU) et dactylos d’une part, les fournitures et autres dépenses renouvelables d’autre part (papier, amortissement des ordinateurs, électricité, téléphone et fax, entretien des locaux, acheminement des documents, etc.).

Un fait généralement méconnu en dehors des services de traduction est que le traducteur doit fréquemment faire un travail de détective. Très souvent, un mot condense plusieurs éléments d’information, mais les divers axes qui se rejoignent ainsi diffèrent d’une langue à l’autre. Les mots his secretary en anglais, ne donnent aucun renseignement sur le sexe de la personne dont il s’agit, mais révèlent qu’il ou elle travaille pour un homme. En français, c’est l’inverse : son secrétaire ou sa secrétaire nous indique quel est le sexe de l’employé(e), mais ne nous dit rien sur celui du patron. Or, il est impossible de traduire correctement de telles expressions sans avoir cette précision. Les prénoms peuvent aider, mais pas toujours, surtout s’il s’agit d’une culture lointaine. Tan Buting, secrétaire, est-il un homme ou une femme ? On ne peut traduire ces mots sans faire une recherche. Dans de nombreux pays, se tromper dans l’attribution du sexe est ressenti comme une offense grave. Et puis le prénom n’est pas toujours disponible. De même, il est impossible de traduire dans la plupart des langues l’expression to develop an industry sans se documenter sur la situation économique de la région considérée, l’expression anglaise pouvant avoir deux sens: «créer une industrie» ou «développer une industrie existante». Le traducteur doit faire des recherches pour savoir ce qu’il en est, ce qui explique l’importance de l’ordinateur, du téléphone, du fax et d’une bonne bibliothèque pour son travail.

Soit dit en passant, la nécessité, pour le traducteur, de trouver la réponse à des questions non-linguistiques est l’une des raisons pour lesquelles la traduction informatique est largement illusoire. Quatre-vingt-dix pour cent du temps d’un traducteur sont absorbés par des recherches sans rapport avec les langues. Ce qu’un ordinateur peut faire, en traduction, peut être fait par un traducteur humain en très peu de temps, cela représente à peu près dix pour cent de sa journée de travail. Mais les recherches qu’exige une traduction correcte demandent une ingénuité et une débrouillardise qui dépassent les possibilités du meilleur réseau d’intelligence artificielle.

Les documents à traduire sont d’ordres très divers. Il y a la correspondance. Dans les systèmes multilingues, bon nombre de lettres arrivent dans une langue que ne comprend pas le destinataire ou le fonctionnaire chargé de la réponse. Les autres documents à traduire sont :

a)les documents fondamentaux, comme, dans l’Union européenne, le Traité de Maastricht ; cette catégorie inclut tous les textes juridiques et réglementaires régissant la vie des institutions;

b)les procès verbaux et comptes rendus de séances, ainsi que les projets de résolution proposés et les résolutions adoptées par les organes décisionnaires ;

c)les rapports périodiques (par exemple, dans le système des Nations Unies et dans les institutions européennes, les rapports sur la situation économique, sociale, culturelle, éducative et sanitaire) ;

d)les études et rapports de recherche qu’un organe de niveau élevé a chargé le secrétariat de préparer ;

e)les rapports sur l’état d’avancement des projets entrepris ;

f)les contrats ;

g)les documents de travail élaborés pour des comités ou groupes de travail restreints.

Le coût des documents est fonction du rendement des traducteurs. Malheureusement, il est pratiquement impossible de se faire une idée exacte du rendement moyen, les statistiques étant généralement aménagées pour dissimuler la faible production des services. Par exemple, un document de 50 pages renvoyé à une section de traduction pour insertion de dix corrections d’un mot sera inscrit dans la fiche d’entrée avec son nombre total de pages: le travail sera effectué en quelques minutes, mais le service inscrira 50 pages dans ses statistiques. Ces petits aménagements sont sans doute inévitables, car à aucun niveau une institution n’a intérêt à ce que le monde extérieur sache ce que coûte réellement le multilinguisme. La secrétaire qui gonfle ainsi les chiffres est assurée de l’impunité.

Un traducteur consciencieux ne peut guère traduire correctement, par jour, plus de cinq ou six pages A4 à double interligne. A l’ONU, le service de traduction le plus rapide, l’anglais, a un rendement moyen, par traducteur, de 2331 mots par jour (6,6 pages de 32 lignes, ou 4 pages de 52 lignes), la section chinoise, la moins rapide, a un rendement moyen de 843 mots (il s’agit toujours des mots du texte original), la médiane correspondant à la section française: 1517 mots (2,65 pages à simple interligne ou 4,3 pages standard).[5]

Le chiffre de 7000 mots par traducteur et par jour, cité dans la presse pour le Conseil des Ministres de l’Union Européenne, [6] est invraisemblable pour quiconque connaît de l’intérieur les services de traduction. Ce chiffre n’est possible que moyennant une qualité si lamentable que, s’il était juste, le texte serait en fait inutilisable et l’argent dépensé en pure perte. Il est vrai que cela peut se produire: la première version du Traité de Maastricht, un document d’une longueur appréciable (253 pages) et d’une grande importance, puisqu’il définissait l’organisation de l’Union européenne et que tous les citoyens des pays membres étaient appelés à dire par un vote s’ils l’approuvaient ou le rejetaient, a dû être retiré en catastrophe des librairies et bibliothèques parce que le contenu différait d’une langue à l’autre. Il a fallu reprendre le travail à zéro et faire réimprimer le texte.[7] Le coût de ce double travail n’a jamais été révélé au public.

La traduction coûte cher. Dans le réseau d’institutions des Nations Unies, la traduction en sept langues de travail revenait déjà en 1978 (sans les «coûts généraux»: espace-bureaux, électricité, papier, etc.) à 1698 dollars des États-Unis les 1000 mots,[8] soit plus d’un dollar et demi le mot. Ce chiffre, certainement inférieur au coût actuel, paraît bien plus réaliste que celui de 0,36 dollar le mot donné dans la presse pour l’Union Européenne.[9] Selon la source d’où est tiré ce dernier chiffre, l’Union Européenne traduirait 3.150.000 mots par jour: la traduction y reviendrait donc à 1.134.000 dollars par jour.
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g) Délai pour l’obtention d’un document dans les diverses langues

Dans une institution plurilingue les documents doivent être traduits, et cela prend du temps. Ce facteur entre lui aussi en ligne de compte dans l’analyse des diverses formules.

A l’ONU et dans les institutions qui lui sont rattachées, la production en six langues d’un original de 25 pages A4 à simple interligne (14.000 mots) demande 63,9 journées de travail pour la traduction et 22,9 pour la révision.[10] Si l’on ajoute le temps nécessaire à la dactylographie pour l’établissement du document définitif, on atteint un délai de 98,8 journées de travail. Certes, cela ne signifie pas que le document ne sera disponible qu’après une centaine de jours; les traducteurs des diverses langues travaillent parallèlement, et les textes urgents sont répartis entre plusieurs traducteurs, comme on le ferait d’ailleurs pour un texte nettement plus long que celui qui est pris ici pour exemple. La dactylographie s’effectue elle aussi parallèlement dans les différentes versions. Il est toutefois utile de prendre conscience de l’importance de l’effort humain investi pour un résultat de qualité médiocre: une centaine de journées de travail pour communiquer, souvent de façon imparfaite, le contenu de 25 pages seulement, ce n’est pas rien. Il n’est pas étonnant que les services de traduction répugnent à fournir des statistiques exactes.

A en juger par notre source, si le texte n’est pas urgent, il faudra 24 jours pour qu’il soit disponible dans toutes les langues. S’il est urgent on le divisera en plusieurs tranches et il sera prêt en six jours environ.

Comme ces durées résultent de la nature même du travail de traduction, on peut supposer que les chiffres sont analogues à l’Union Européenne.

Dans les formules «multinationales» et «espéranto», le document est disponible dès la fin de sa rédaction, puisqu’il n’est pas nécessaire de produire d’autres versions que l’original.
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h) Déperditions et distorsions de l’information

Il n’y a communication que si l’auditeur d’un discours ou le lecteur d’un document reçoit une version exacte de ce qu’a dit l’orateur ou l’auteur. Le fait de passer d’une langue à une autre introduit généralement un décalage entre ce que l’original exprime et ce qui est effectivement transmis. Dans les systèmes unilingues («multinationales» et «espéranto»), les déperditions et distorsions sont inexistantes, puisque lecteurs et auditeurs n’ont affaire qu’à des originaux. S’il y a doute ou malentendu, cela ne tient pas au régime linguistique, mais à un niveau de connaissance linguistique insuffisant chez l’intéressé.

Par contre, dès qu’il y a passage d’une langue à l’autre (traduction ou interprétation), comme dans les systèmes “ONU” et “Union Européenne”, les risques d’erreur se multiplient. On a vu ci-dessus que dans la méthode d’interprétation par relais ou par langue-pivot la perte d’information pouvait aller jusqu’à 50%. Même si l’interprétation s’effectue directement de la langue-source à la langue-cible, une perte de 10% et une déformation portant sur 2 à 3% sont considérées comme normales. Les conditions de l’interprétation simultanée sont telles qu’il est humainement impossible de rendre parfaitement le discours prononcé. L’interprète doit non seulement avoir une bonne élocution, une parfaite maîtrise des diverses langues dans lesquelles il travaille, un esprit rapide et une bonne ouïe, mais en outre s’y connaître suffisamment dans le domaine dont il s’agit pour pouvoir réellement suivre le débat. Pareille combinaison de compétences linguistiques et techniques approfondies est nécessairement rare. D’où la grande proportion d’interprètes médiocres:

«L’augmentation du nombre de conférences multilingues et leur complexité croissante, telles qu’on a pu les observer ces dernières années (…), a eu pour effet d’accroître la demande de personnel linguistique et en a donc aggravé l’insuffisance par rapport aux besoins. Avec plus ou moins de force selon l’institution, les organisations qui ont répondu à la présente enquête sont unanimes à déclarer qu’il est de plus en plus difficile de recruter des interprètes et des traducteurs compétents. Une grande institution relève qu’ “il a toujours été difficile de trouver assez de personnel linguistique qualifié ; mais ces dernières années, avec l’accroissement du nombre de réunions dans toutes les organisations et le manque de coordination entre elles, le problème a souvent été de trouver assez d’interprètes ou de traducteurs de conférence, indépendamment de leur compétence”. » [11]

«Plusieurs organisations soulignent les difficultés linguistiques tenant au caractère spécialisé de bon nombre de sujets traités lors des réunions (…). Dans une institution technique, les exposés deviennent de plus en plus spécialisés et ardus du fait du progrès constant de la science et de ses applications. Même dans un contexte non-technique, des problèmes de terminologie ne cessent de se poser, et seul un personnel hautement qualifié est apte à les résoudre. Ces facteurs rajoutent à la difficulté qu’il y a à recruter un personnel linguistique compétent.»[12]

Quant à la traduction écrite, elle laisse elle aussi passer un certain nombre d’erreurs, ne serait-ce que parce que les traducteurs travaillent souvent sous pression. Ce qui vient d’être dit du Traité de Maastricht montre que les textes les plus importants ne sont pas à l’abri des déformations. La Charte des Nations Unies offre un autre exemple. Si, en anglais, l’article 33 s’applique à «any dispute, the continuation of which is likely to endanger the maintenance of international peace and security», en français il s’agit de «tout différend dont la prolongation est susceptible de menacer le maintien de la paix et de la sécurité internationales». Comme l’espagnol (qui laisse tomber le mot tout, any: «una controversia cuya continuación sea susceptible de poner en peligro»…), le français envisage une simple possibilité, alors que l’anglais parle de probabilité, ce qui est bien différent. (Le Webster définit likely par «of such a nature or so circumstanced as to make something probable»). La nuance est d’importance si l’on considère que c’est cette expression qui détermine si le Conseil de Sécurité doit ou non être saisi d’un différend. Les autres textes authentiques ne clarifient pas la tâche du Conseil : le russe utilise l’expression moglo by, qui signifie «pourrait». Quant au texte chinois, il emploie le mot zuyi, qui veut dire «suffisant pour». Les différentes versions de ce texte, toutes également authentiques, s’étalent comme une gamme qui va du suffisant au probable en passant par le possible.

Si même des textes juridiques d’une telle portée comportent des erreurs ou des ambiguïtés, que dire des textes moins importants! Ces imperfections sont-elles admissibles, eu égard au coût impressionnant de la traduction? Un document de l’Union européenne parle des «avions sans pilote qui prennent pour cible les centrales nucléaires» alors qu’il s’agit en fait, d’après l’original, d’avions qui survolent les centrales nucléaires en pilotage automatique.[13]

Pareille erreur, potentiellement dangereuse, pourrait s’expliquer par le système du relais. En effet, ce système, mentionné ci-dessus à propos de l’interprétation des discours seulement, est également appliqué à la traduction des textes. A l’Union Européenne une traduction du grec en finnois ou du danois en portugais est, en fait, la traduction de la version anglaise ou française. Cette façon de procéder deviendra de plus en plus courante lorsque des langues comme le hongrois, l’estonien et le tchèque seront utilisées, ce qui entraînera une augmentation du nombre d’erreurs de traduction. Le rapport efficacité/coût évolue donc de façon défavorable au fur et à mesure que le nombre de langues augmente: plus il y a de langues, plus les coûts augmentent et plus l’efficacité diminue.
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i) Fréquence et importance du handicap linguistique lors des débats

L’expression «handicap linguistique» désigne ici l’ensemble des éléments tenant à la langue utilisée qui entravent la fluidité de l’expression, orale ou écrite. Autrement dit, plus le handicap linguistique est intense, moins il y a aisance. Celui qui s’exprime dans sa langue maternelle ne connaît pas de handicap linguistique. Par contre, lorsque l’intéressé ne maîtrise pas parfaitement la langue utilisée, il cherche ses mots, substitue au mot correspondant au concept un terme moins adéquat, mais dont il est grammaticalement sûr, s’exprime en termes plus durs qu’il ne le ferait dans sa propre langue, renonce à un certain nombre de nuances parfois très importantes, et son discours a beaucoup moins de force que s’il s’exprimait dans sa langue maternelle. Souvent, en outre, il a un accent qui peut entraîner des confusions chez les auditeurs ou le rendre ridicule (dire «My Government sinks», “mon Gouvernement coule à pic”, quand on croit dire «My Government thinks», “mon Gouvernement est d’avis que…”, est le fait d’un handicap linguistique qui est par définition épargné à celui qui utilise sa langue maternelle).

Le Parlement européen a reconnu l’énorme difficulté qu’il y a à utiliser la langue d’un autre peuple:

«Quiconque s’est donné la peine d’apprendre une langue étrangère sait que le vrai multilinguisme est une chose rare. En règle générale, la langue maternelle est la seule dont on maîtrise toutes les nuances. Nul doute que l’on est politiquement plus fort lorsqu’on parle sa propre langue. S’exprimer dans sa propre langue confère un avantage sur celui qui doit, de gré ou de force, utiliser une autre langue.»[14]

Dans ces conditions, on comprend facilement que lorsque le ministre français délégué aux affaires européennes, M. Alain Lamassoure, a annoncé le 14 décembre 1994 que la France profiterait de sa présidence de l’Union pour proposer «la mise en place d’un régime de cinq langues de travail», la réaction a été immédiate. Le gouvernement grec a vigoureusement protesté; quant à la presse d’Athènes, elle est allée jusqu’à évoquer «une Europe à deux vitesses même pour les langues». [15] Si l’on prend au sérieux les impératifs de justice et de démocratie, le handicap linguistique est certainement le facteur le plus important à prendre en considération dans toute étude comparant dans la pratique les diverses options possibles.

Ce handicap est particulièrement grave dans le système «ONU», où la majorité des délégués doivent s’exprimer dans une langue étrangère. Le handicap linguistique n’existe pas, à l’heure actuelle, à l’Union Européenne, mais si, comme beaucoup le proposent, on réduit le nombre de langues de travail, il frappera un certain pourcentage de participants aux débats.

La handicap linguistique relève du domaine de la neuropsychologie. Il est provoqué par tout ce qui entrave le jeu normal de l’influx nerveux cherchant à exprimer une idée. Chaque langue représente un réseau de programmes complexes, au sens informatique du terme, souvent contrariés par des sous-programmes inhibiteurs. Si l’on demande à des personnes qui ont fait plusieurs années d’anglais comment on dit «des moutons», neuf sur dix répondent: sheeps, au lieu de la forme correcte sheep. L’erreur vient de ce que le mot sheep, «mouton», doit normalement appeler le sous-programme «ne pas appliquer le programme général: “pluriel – + sî”». Mais la grande majorité des personnes qui apprennent l’anglais (ou toute autre langue) n’arrivent pas à insérer dans leurs structures cérébrale le nombre effarant de sous-programmes qu’il faudrait mettre en place pour s’exprimer correctement dans une langue qui n’est pas celle de l’environnement immédiat.

Cette complexité est la raison pour laquelle un minimum de 10.000 heures d’étude et de pratique est nécessaire pour posséder une langue nationale. Le lecteur qui doute de la justesse de ce chiffre est invité à observer le langage d’un enfant de six ou sept ans s’exprimant dans sa propre langue. Alors qu’il a derrière lui plus de 10.000 heures d’immersion totale dans sa langue maternelle, il fait encore quantité de fautes Ses énoncés comprennent une abondance de formes telles que: vous disez, s’il voudrait, plus bon, une chevale (jument), la jouetterie (magasin de jouets). Chez un petit Américain du même âge, on relève des formes telles que I comed (pour I came), foots (pour feet), it’s mines (pour it’s mine), when he’ll go (pour when he goes). Près de dix mille heures ne suffisent pas pour apprendre le bon usage. Or, ce serait une erreur que d’imputer ces fautes au jeune âge des sujets. Aucune ne dénote une immaturité de l’intelligence, bien au contraire: l’enfant est plus logique que la langue officielle. Les fautes représentent uniquement la non-insertion ou l’instabilité dans ses structures nerveuses des sous-programmes devant inhiber les programmes généraux.

Quatre-vingt-dix à quatre-vingt-quinze pour cent du temps consacré à l’étude d’une langue consiste à insérer dans les structures nerveuses des sous-programmes inhibiteurs. Or, ceux-ci doivent être mis en place en tant que réflexes : s’ils ne fonctionnent pas inconsciemment, sans effort, la langue n’est pas maîtrisée. La tendance spontanée du cerveau humain consiste à transformer en programme général tout signe associé à une signification. C’est pourquoi le mouvement naturel du cerveau porte le locuteur à dire irrésolvable (mot utilisé par 90% des étrangers s’exprimant en français). Mais, si l’on veut parler français correctement, il faut bloquer le flux nerveux par un sens interdit et installer une déviation menant à la forme correcte: insoluble. De même, l’enfant qui dit plus bon a repéré le signe que l’on trouve dans plus grand, plus petit, plus fort, plus chaud et il le généralise. Il n’a pas encore installé le sens interdit qui doit bloquer plus bon avec déviation vers meilleur.

Une langue exempte de sous-programmes inhibiteurs et ne contenant que des programmes généraux (par exemple, un seul programme, toujours valable, pour le pluriel, un seul programme pour le présent de tous les verbes, un seul programme pour dériver un adjectif d’un substantif, etc.) respecte sans réserve la tendance à généraliser les éléments assimilés. Aussi s’acquiert-elle rapidement et s’utilise-t-elle avec aisance. C’est le cas de l’espéranto. L’élève d’anglais ne peut pas généraliser le programme «métier: – + er»; il a eu beau repérer la formation observable dans: farm-- farmer, report – reporter, il ne peut pas former fish – fisher (on dit fisherman), ni tooth – toother (on dit dentist). Pour ce qui est de l’écrit, il ne peut même pas former translate-- translater; on écrit translator. En espéranto, en revanche, on n’a jamais à réprimer la création spontanée d’un programme général à partir d’un signe préalablement repéré. En fait, les mots farmo-- farmisto, raporto – raportisto, fisho – fishisto, dento – dentisto, traduki – tradukisto ne représentent qu’une petite partie d’une série infinie. Quel que soit le domaine dont il s’agit, la personne qui s’exprime dans cette langue sait qu’elle peut former le nom de métier à l’aide du monème -isto. Cette certitude donne un sentiment de sécurité dans l’expression qui distingue radicalement l’espéranto de toute autre langue étrangère.

Par ailleurs, l’espéranto se caractérise par la liberté de construction. Pour exprimer l’idée «il m’aide», l’espérantophone peut adopter la structure française: li min helpas, la structure anglaise: li helpas min ou la structure allemande: li helpas al mi. Un siècle de pratique a démontré que cette liberté accroît le confort linguistique sans entraver la compréhension mutuelle. Une liberté analogue se retrouve dans les diverses manières d’exprimer une idée. Pour dire “il est allé à l’hôtel en bus”, par exemple, le locuteur dispose de toute une gamme de formulations dont beaucoup n’ont pas d’équivalent dans les autres langues, mais qui sont immédiatement compréhensibles dès que l’on a appris la signification des terminaisons et des prépositions : li iris al la hotelo per buso, li iris hotelen buse, al la hotelo li busis, li buse alhotelis, etc.

La liberté de construction et le droit de généraliser toute structure à l’infini, qu’elle soit grammaticale ou lexicale, confèrent l’aisance dans l’expression: celui qui s’exprime peut tranquillement s’en remettre au fonctionnement naturel du cerveau sans qu’une part considérable d’énergie nerveuse se perde dans l’incertitude, dans la recherche du mot juste ou de la règle grammaticale qui se dérobe. De ce fait, comme le dit le Prof. Pierre Janton:

«Bien qu’il ne soit pas une langue maternelle, il n’est pas non plus une langue étrangère. Chez l’espérantophone mûr, il n’est jamais ressenti comme un idiome étranger.»[16]

Ces précisions expliquent un fait perceptible dès qu’on assiste à une séance internationale en espéranto: dans cette langue, le handicap linguistique est pratiquement inexistant. Aux facteurs d’ordre linguistique et neurologique il faut ajouter des éléments purement psychologiques, notamment le fait que chaque usager de l’espéranto sait qu’aucun de ses interlocuteurs n’utilise sa langue maternelle, et qu’il n’existe pas de peuple qui puisse arbitrairement dicter ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas dans la manière de s’exprimer. Par conséquent, le locuteur ne se sent jamais inférieur parce qu’il n’appartient pas au peuple qui a défini les normes. Le vécu subjectif est donc très différent de ce qu’il est dans les systèmes «ONU» et «multinationales», où celui qui utilise une langue autre que la sienne se sent toujours inférieur à quelque degré (à moins que sa prétention ne l’empêche de prendre conscience de son niveau réel, peut-être pas très élevé, ce qui n’est pas si rare dans les milieux internationaux).

Dans une séance en espéranto, les locuteurs s’expriment avec aisance, et on ne note aucune corrélation entre la langue et la fréquence de la prise de parole. C’est pourquoi, bien que chacun utilise une langue apprise après la première enfance, l’observateur a le sentiment de se trouver dans un milieu où chacun parle sa langue maternelle. C’est peut-être le trait qui distingue le plus le système «espéranto» des trois autres systèmes couramment appliqués à la communication entre personnes de langues différentes.
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j) Handicap linguistique à la lecture

La lecture de documents représente une part non négligeable de l’activité internationale. Mais il y a une grande différence entre comprendre à l’audition et comprendre à la lecture. Les notes données ci-dessous pour ce critère dans la comparaison quantitative des diverses options représentent une moyenne: c’était la seule solution tenant compte des grandes différences entre les personnes quant à la profondeur de la connaissance de la langue dans laquelle ils reçoivent les documents.

Dans le système «ONU», bon nombre de délégués ont accès à des documents dans une langue qu’ils lisent sans grand problème, même s’ils la parlent mal. Si la note attribuée au système «anglais seulement» («multinationales») est plus élevée, c’est parce que divers sondages ont montré que l’ambiguïté de l’anglais était souvent à l’origine de malentendus. Par exemple Soviet expert ou English teacher sont souvent compris par des non-anglophones comme signifiant respectivement “expert soviétique” et “professeur anglais”, alors que ces expressions peuvent aussi vouloir dire “soviétologue non soviétique” et “personne de nationalité autre que britannique enseignant l’anglais”. De même, Japanese encephalitis vaccine sera souvent compris comme “vaccin japonais contre l’encéphalite” et non comme “vaccin contre l’encéphalite japonaise”, qui est le véritable sens. En espéranto, l’autre système unilingue actuellement en usage, l’expression ne demande pas plus de syllabes, mais elle évite l’ambiguïté : dans japana encefalit-vakcino et japan-encefalita vakcino le rapport entre les concepts est immédiatement apparent pour qui a appris le sens des terminaisons.

La rapidité avec laquelle l’anglais évolue et la tendance des auteurs à utiliser des expressions argotiques même dans des textes politiques ou techniques créent pour les non-anglophones des problèmes que les autres langues ne présentent pas dans la même mesure. Lors d’une enquête récente, 80% des personnes interrogées, bien qu’utilisant régulièrement l’anglais dans leur vie professionnelle, n’ont pas compris la phrase Business class is a tough act to follow dans un article de l’International Herald Tribune sur la désaffection envers la première classe parmi les personnes qui voyagent en avion.
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k) Contraintes et désagréments

Par «contraintes» on entend ici les facteurs inhérents au système linguistique adopté qui ont pour effet de limiter la liberté Les systèmes «ONU» et «Union Européenne», par exemple, obligent à utiliser des salles équipées pour l’interprétation simultanée, alors qu’avec les systèmes «multinationales» et «espéranto», une discussion peut avoir lieu dans un restaurant ou un pavillon de chasse aussi bien que dans une salle de conférence ; elle peut également avoir lieu n’importe quand, même s’il y a panne d’électricité Une session appliquant l’un de ces deux derniers systèmes peut se tenir sans grands frais n’importe où. Par contre, lorsqu’un organe de l’ONU ou une institution analogue accepte l’invitation d’un État à tenir une session hors du siège, l’accroissement des dépenses devient considérable: il faut assurer le transport du personnel et du matériel nécessaires pour produire les documents dans les diverses langues et prévoir les frais afférents au logement et au déplacement des interprètes.

Par «désagréments» on entend ici les aspects de la situation de communication qui vont à l’encontre du bien-être, de la qualité de la vie. Bien des participants aux réunions internationales trouvent désagréable de devoir porter des écouteurs toute la journée ou d’entendre une autre voix que celle de l’orateur. La fatigue nerveuse est plus importante si l’on participe à une réunion avec interprétation simultanée qu’à une séance unilingue. Cette rubrique recouvre également l’accroissement de fatigue inhérent à l’obligation de participer à une discussion dans une langue que l’on ne maîtrise pas à la perfection et où certains ont un accent susceptible d’entraver une compréhension directe, d’où une plus grande tension pour suivre ce qui se passe.
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l) Augmentation probable des inconvénients au cours des vingt prochaines années

Les systèmes unilingues («multinationales», «espéranto») ne se prêtent pas, de par leur nature même, à une augmentation des inconvénients. Mais la situation est très différente dans les institutions qui pratiquent le plurilinguisme. Aucune n’a pris la décision, à ses débuts, de fixer une limite au nombre de langues susceptibles d’être officialisées. Leur régime linguistique diffère donc largement de celui des États plurilingues. Les inconvénients se multiplient dès qu’on augmente le nombre de langues. Ajouter une langue, ce n’est pas ajouter une unité, mais multiplier le nombre de combinaisons pour lesquelles il faut assurer la traduction et l’interprétation; ce nombre correspond à la formule N (N-1). Si l’on utilise 9 langues, il faut 72 combinaisons; si l’on en utilise 15, par exemple les 11 langues actuelles de l’Union Européenne plus le hongrois, le slovène, le tchèque et le polonais, il faut pouvoir travailler avec 210 combinaisons de langues, aussi bien au niveau des interventions orales que de la documentation et de la correspondance.

L’augmentation des inconvénients concerne surtout l’Union Européenne, qui se trouve devant une alternative dramatique: ou sauvegarder la démocratie au prix d’un accroissement difficilement supportable des complications et du budget, ou opter pour un fonctionnement plus normal, plus acceptable, mais au détriment de la démocratie.

Si le système demeure inchangé lors de l’adhésion de nouveaux membres, les inconvénients croîtront au point d’être très difficiles à gérer. Depuis leur fondation, l’ONU et les institutions qui s’y rattachent ont suivi la même voie: l’augmentation progressive du nombre de langues de travail. Avec chaque langue supplémentaire, les complications s’aggravent. Pourtant le processus n’est pas près de prendre fin: beaucoup réclament une extension de l’usage de l’allemand, déjà partiellement utilisé comme langue de travail, et un lobby très actif exerce des pressions pour l’octroi d’un statut officiel au portugais, au hindi et au japonais.
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m) Problèmes terminologiques

Après examen approfondi de la question, il a été décidé de ne pas inclure ce critère. Il est en effet extrêmement difficile d’évaluer l’impact, sur les divers régimes linguistiques, de cet aspect du domaine de la communication internationale.

A l’ONU, l’absence d’une terminologie précise et stable a soulevé de graves problèmes à la section chinoise dans les années cinquante. «Vous faites de la traduction, nous inventons une langue», a dit un réviseur de cette section à l’auteur de la présente étude en 1960. Le même type de difficultés s’est reproduit avec l’introduction de l’arabe dans les années 70.

A l’Union Européenne, des flottements analogues, bien que moins marqués, se sont probablement produits avec la terminologie du néerlandais, vu les variations que présente cette langue selon qu’elle est utilisée en Belgique ou aux Pays-Bas, ainsi que l’instabilité de son lexique à l’époque de la signature du Traité de Rome, mais il n’a pas été possible d’obtenir des renseignements précis sur ce point. Le grec moderne était lui aussi une langue peu fixée lors de l’admission de la Grèce au sein de l’Union et il serait intéressant de savoir comment le service grec de traduction a fait face à la situation. Selon toute vraisemblance, l’admission de pays ex-communistes créera certains problèmes terminologiques.

Si une institution interétatique adoptait espéranto, elle devrait se doter, pour cette langue, d’un service de terminologie suffisamment étoffé. Certes, dans bien des domaines politiques, sociaux, scientifiques et techniques, la terminologie de l’espéranto est plus ancienne que celle de l’arabe, du chinois ou d’autres langues comme l’hébreu et le swahili; en outre, les structures de la langue lui permettent de résoudre ses problèmes terminologiques plus facilement que beaucoup (l’espéranto avait un équivalent de software avant que le Conseil de la langue française n’invente logiciel). La terminologie de l’espéranto n’en présente pas moins de nombreuses lacunes en ce qui concerne la désignation précise de divers éléments constitutifs de machines, de pièces d’appareils, de séquences de procédés techniques, de points de détail concernant l’industrie, l’ingéniérie, la médecine, la pharmacie et de nombreuses autres disciplines. De même, la terminologie de l’espéranto n’a pas encore été fixée pour certaines subdivisions fines de catégories de produits faisant l’objet d’échanges commerciaux, ou pour diverses précisions qualitatives permettant de les caractériser. Une tradition de près d’un siècle existe pour élaborer cette terminologie par accord entre spécialistes, et il suffirait de l’officialiser et de la poursuivre, mais le travail à effectuer dans ce domaine serait considérable. Il n’excéderait toutefois pas ce qu’a dû faire la section chinoise de l’ONU dans les années 50 et 60.
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Note sur les réunions en espéranto

Les observations faites dans le cadre de la présente recherche seront aisément corroborées pour les trois premiers systèmes, dont il est facile d’analyser le fonctionnement. Toutefois, l’information sur l’espéranto est généralement partiale et très partielle, quand elle existe. Il est souvent pris pour un projet, alors qu’il s’agit d’une langue effectivement utilisée. La plupart des lecteurs ignorent sans doute tout des milieux où son fonctionnement peut être objectivement et scientifiquement étudié. D’où la nécessité de la présente note.

En fait, l’espéranto, bien que limité à une fraction très marginale de l’humanité, est employé quotidiennement dans toutes les régions de notre planète. Depuis 1985, il ne s’est plus passé un seul jour sans qu’il soit, quelque part dans le monde, la langue d’un congrès, d’une session ou d’une rencontre internationale.[17]

La présente étude se fonde, pour la partie concernant l’espéranto, sur l’observation de séances tenues sous les auspices d’une série d’organisations ou institutions: Universala Esperanto-Asocio (Association universelle d’espéranto), Literatura FoïroFoire Littéraire), Tutmonda Esperantista Junulara Organizo (Organisation mondiale de la Jeunesse espérantophone), Kultura Centro Esperantista (Centre culturel espérantiste), Japana Esperanto-Instituto (Institut japonais d’espéranto), Internacia Esperanto-Muzeo (Musée international de l’espéranto) et Internacia Kultura Servo (Service culturel international). L’étude a été faite en deux périodes, une première en 1986-87, à Pékin, Tokyo, Locarno, Vienne, San Francisco et Zagreb, et une seconde en 1993-94, à Barcelone, Novosibirsk, La Chaux-de-Fonds et Vienne. Des réunions informelles à Ottawa, Oslo, Budapest et Helsinki ont confirmé les observations faites dans les conférences structurées. N’ont été prises en considération que les séances auxquelles participaient des personnes d’au moins cinq langues maternelles différentes.

Pour ce qui est de l’écrit, l’étude se fonde sur la correspondance, la documentation et les publications de quelques-unes des entités précitées, notamment le Centre culturel espérantiste et l’Association universelle d’espéranto.

Les sujets faisant l’objet de discussion en espéranto dans les organisations précitées étaient extrêmement variés, allant du très général au très spécifique, exactement comme dans les organisations appliquant d’autres régimes linguistiques.
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Bilan des quatre formules

Dans les conditions actuelles, il est impossible de recueillir des chiffres précis pour chacun des critères présentés ci-dessus. Beaucoup sont rebelles à toute détermination objectivement quantifiable. Les chiffres qu’on va lire sont donc des évaluations résultant de l’observation du fonctionnement linguistique des diverses institutions, ainsi que, pour certaines données, comme la durée d’apprentissage de la langue utilisée, d’enquêtes réalisées auprès d’échantillons statistiquement représentatifs de participants.

Les notes attribuées pour chaque critère suivent une échelle à dix points, selon l’importance de l’inconvénient observé: 0 indique que le désavantage est inexistant et 10 qu’il est vraiment très important, comme suit : 0 nul, 1 minime, 2 négligeable, 3 faible, 4 modéré, 5 moyen, 6 considérable, 7 important, 8 énorme, 9 gigantesque, 10 extrême.

L’analyse des quatre systèmes aboutit au tableau suivant:

ONU
Multinationales
Union européenne
Organisations espérantophones
a) durée d’apprentissage préalable (participants)
8
8
0
3
b) investissement préalable des États
9
9
5
0
c) investissement préalable de l’organisme
8
0
10
0
d) inégalité ou discrimination
6
5
0
0
e) coût de l’interprétation
7
0
10
0
f) coût de la production de documents
6
0
10
0
g) délai pour l’obtention des documents
6
0
6
0
h) déperdition ou distorsion de l’information
5
4
6
0
i) importance du handicap linguistique
5
6
0
1
j) difficulté de compréhension à la lecture
3
4
0
1
k) contraintes et désagréments
8
3
8
0
l) augmentation probable des inconvénients
au cours des vingt prochaines années
5
0
10
0
Niveau total des inconvénients :
76
39
65
5

Les chiffres présentés ci-dessus représentent des estimations que la plupart des lecteurs, sans doute, jugeront peu fiables parce que dépourvues de fondement suffisamment objectif. Aussi est-il intéressant de remarquer que si on les remplace par une simple notation binaire (1 = l’inconvénent est présent; 0 = l’inconvénient en question n’existe pas dans le système considéré), la formule la plus avantageuse demeure la quatrième, bien que ce mode de calcul lui soit particulièrement défavorable. De fait, si six mois d’espéranto confèrent une capacité de communication exigeant six ans pour une autre langue, ce n’est pas refléter la réalité que de donner la même note, 1, à tous les régimes qui impliquent un apprentissage linguistique. Mais du moins cette façon de calculer prévient la critique justifiée de subjectivisme dans l’évaluation. Cette observation reste valable même si l’on élimine l’investissement de l’État (critère b) de la colonne «Union Européenne» et l’inscrit dans la colonne «espéranto» (ce qui pourrait se justifier par le fait que si ce système était adopté, les États pourraient se sentir obligés d’organiser l’enseignement de l’espéranto dans les écoles):

ONU
Multinationales
Union européenne
Organisations espérantophones
a) durée d’apprentissage préalable (participants)
1
1
0
1
b) investissement préalable des États
1
1
0
1
c) investissement préalable de l’organisme
1
0
1
0
d) inégalité ou discrimination
1
1
0
0
e) coût de l’interprétation
1
0
1
0
f) coût de la production de documents
1
0
1
0
g) délai pour l’obtention des documents
1
0
1
0
h) déperdition ou distorsion de l’information
1
1
1
0
i) importance du handicap linguistique
1
1
0
1
j) difficulté de compréhension à la lecture
1
1
0
1
k) contraintes et désagréments
1
1
1
0
l) augmentation probable des inconvénients
au cours des vingt prochaines années
1
0
1
0
Niveau total des inconvénients :
12
7
7
4
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Conclusion

Il ressort de l’observation de la communication linguistique selon les quatre systèmes actuellement en usage à l’échelon international que c’est la formule “espéranto” qui présente le maximum d’avantages et le minimum d’inconvénients, tant pour les participants individuels que pour les États et pour les institutions où se déroule la communication. En d’autres termes, c’est , avec le système “multinationales”, la formule où le rapport efficacité/coût est le plus favorable, mais il présente, par comparaison avec ce dernier, deux supériorités importantes : d’une part, il évite toute discrimination et inégalité, et d’autre part, il amène au niveau voulu de compétence linguistique en un temps nettement plus bref.

Cela dit, ce système doit faire face à un inconvénient de poids dont il n’a pas été question jusqu’ici : abstraction faite de quelques organisations privées, son introduction devrait être organisée à partir de zéro. En soi, ce ne serait pas si difficile à cause des qualités linguistiques de la langue et de son adaptation remarquable au fonctionnement spontané du cerveau humain. Mais le question du choix du meilleur système de communication internationale se pose dans un contexte où tout un ensemble de forces politiques, sociales, culturelles et économiques favorisent l’inertie et la préservation des privilèges et défavorisent un changement radical conduisant à une solution plus démocratique et d’un meilleur rapport qualité/prix. Les personnes capables d’accéder à un véritable niveau de maîtrise de l’anglais sont peu nombreuses par rapport à l’ensemble de la population du globe, pourtant la tendance de ces dernières années a été vers l’adoption du système “multinationales”, fondé sur l’usage exclusif de cette langue. Elle a créé une élite linguistique qui n’est nullement disposée à perdre les nombreux avantages qu’elle tire de l’appartenance au petit cercle de ceux qui peuvent prendre part à la vie internationale.

Dans ces conditions, il pourrait se justifier d’ajouter deux critères au tableau présenté plus haut. Il s’agirait de deux inconvénients qui pourraient être libellés, d’une part,“organisation de l’enseignement de l’espéranto dans le monde” et, d’autre part, “nécessité de vaincre la force d’inertie”. Il est intéressant de constater que si, pour ces deux critères, nous considérons l’inconvénient comme maximal dans le système “espéranto” (note 10) et comme inexistant pour les autres (note 0), la somme des inconvénients passe de 5 à 25 pour l’espéranto, mais demeure bien en-dessous du niveau auquel se situent les trois autres options (ONU 76, multinationales 39, Union européenne 65). Le résultat est comparable si l’on applique une notation binaire. Malgré l’adjonction de 2 points au chiffre marquant les inconvénients, l’option espéranto demeure la plus intéressante.

Ne faudrait-il pas garder ces résultats présents à l’esprit dans tout débat sur l’emploi des langues à l’échelle internationale?

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Bibliographie

[1] Genève, 1er novembre 1995 (Radio Suisse Romande, La Première, 07:51).

[2] Claude Piron, Le défi des langues- Du gâchis au bon sens (Paris: L’Harmattan, 1994), pp. 76-79.

[3] C. E. King, A. S. Bryntsev et F. D. Sohm, Incidence de l’emploi de nouvelles langues dans les organismes des Nations Unies, (Genève: Corps commun d’inspection, Palais des Nations, 1977, document A/32/237), par. 93.

[4] Société des Nations, L’espéranto comme langue auxiliaire internationale. Rapport du Secrétariat général, adopté par la Troisième Assemblée (Genève: SDN, 1922), p. 22. La Société des Nations utilisait deux langues de travail: le français et l’anglais.

[5]Evaluation of the Translation Process in the United Nations System (Genève: Corps commun d’inspection, Palais des Nations, 1980, document JIU/REP/80/7), tableau 9. L’expression « section anglaise » désigne la section qui traduit en anglais à partir de toutes les autres langues.

[6] Roman Rollnick, «Word mountains are costing us a fortune», The European, 20-22 décembre 1991, p. 6.

[7] «Un texte mal traité», Nord-Éclair, 30 avril 1992.

[8]Evaluation of the Translation Process …(document précité, même tableau). Il s’agit des mots de l’original.

[9] Roman Rollnick, “Word mountains are costing us a fortune”, The European, 20-22 décembre 1991, p. 6.

[10]Evaluation of the Translation Process…(document précité, même tableau).

[11] CE. King, A.S. Bryntsev, F.D.Sohm, Report on the implications of additional languages in the United Nations system, Genève: Corps commun d’inspection, Palais des Nations, 1977, par. 89.

[12]ibid., par. 94.

[13] Cité par Jean de la Guérivière, «Babel à Bruxelles», Le Monde, 12 janvier 1995, p. 15.

[14] Parlement européen, Rapport sur le droit à l’utilisation de sa propre langue, 22 mars 1994, A3-0162/94, DOC.FR/RR/249/249436. MLT PE 207.826/déf., p.10.

[15] Jean de la Guérivière, «Babel à Bruxelles», Le Monde, 12 janvier 1995, p. 15.

[16] Pierre Janton, «La résistance psychologique aux langues construites, en particulier à l’espéranto», Journée d’étude sur l’espéranto (Paris: Université de Paris VIII, Institut de linguistique appliquée et de didactique des langues, 1983), p.70.

[17] Une liste non exhaustive des réunions où l’espéranto est utilisé peut être consultée sur Internet : http://www.hungary.net/esperanto

Communication / Correspondance

Communication / Correspondance…
…avec Mme Viviane Reding, membre de la Commission européenne,
responsable de l’éducation et de la culture.
Pendant la séance sur la diversité culturelle, le 13 janvier 2004, Mme Reding s’exprimait comme suit:
“(…) Nous avons élaboré notre plan d’action relatif aux langues, sur la base de ce multilinguisme, justement, et permettez-moi de vous dire que le multilinguisme inclut nos langues qui ne sont pas officielles, mais sûrement pas l’espéranto, parce que nous avons assez de langues vivantes qui sont en difficulté pour créer, à côté de cela, des langues artificielles. (…)”

1er message
----- Original Message -----
From: “Claude Piron” c.piron(chez)bluewin.ch
To: viviane.reding(chez)cec.eu.int
Sent: Saturday, January 31, 2004 10:06 AM
Subject: multilinguisme

Madame la Commissaire,

Permettez-moi de vous communiquer un témoignage, que me suggèrent vos propos sur le multilinguisme (Parlement Européen, 13 janvier, p. 32).

J’ai été traducteur (fonctionnaire) à l’ONU et à l’OMS pour l’anglais, le chinois, l’espagnol et le russe. Je possède pas mal l’italien, le néerlandais et l’allemand. Et, quand j’étais adolescent, passant régulièrement mes vacances chez un ami du côté d’Esch-sur-Alzette, j’en étais arrivé à comprendre le luxembourgeois.

Le multilinguisme a enrichi ma vie par la grande variété de ses apports culturels. Mais la vie m’a aussi appris à quel point le handicap linguistique était fréquent et pénible à vivre (j’appelle “handicapée linguistique” une personne qui doit se faire comprendre sans disposer d’une langue qu’elle maîtrise vraiment et que connaît aussi son interlocuteur). L’espoir de contribuer à l’élimination de ce handicap m’a amené à comparer objectivement, dans la pratique, selon les principes de la recherche opérationnelle, les diverses formules qu’appliquent des personnes de langues différentes quand elles doivent échanger des idées, afin de déterminer scientifiquement laquelle est la plus intéressante. Mes résultats ont été publiés sous le titre “Communication linguistique - Étude comparative faite sur le terrain” dans la revue Language Problems and Language Planning, vol. 26, 1, Spring 2002, pp. 24-50, ISSN 0272-2690. L’original anglais peut être consulté par Internet en passant par l’adresse www.geocities.com/c_piron , la version française sur www.claude-piron.ch/Communication-linguistique-etude.html.

La conclusion de ma recherche est que le meilleur moyen de communication entre allophones, quel que soit le critère adopté – précision, coût, durée d’apprentissage, égalité, aisance, etc.-- est l’espéranto. Cette conclusion peut paraître surprenante, mais telle est la réalité à laquelle aboutira tout chercheur honnête s’il compare les diverses formules là où elles sont utilisées. Cette supériorité tient à des raisons d’ordre neuropsychologique (voir les chapitres VI et VII de mon ouvrage Le défi des langues, Paris: L’Harmattan, 2e éd. 1998).

Je ne vous demande ni d’introduire l’espéranto dans les instances européennes, ni d’agir pour amener les États Membres à l’inclure dans leurs programmes d’enseignement. Mais il me semble que la Commission devrait dire publiquement la vérité à son sujet.

Tous ces millions de jeunes qui passent des heures et des heures pendant une demi-douzaine d’années pour tenter d’apprendre l’anglais sans jamais arriver à le maîtriser vraiment ont le droit de savoir qu’il existe un autre moyen, au rapport efficacité/coût dix fois plus favorable, de communiquer avec des personnes d’autres origines, sur un pied de parfaite égalité (égalité impossible, pour la grande majorité, dans une langue nationale étrangère). Toutes les personnes qui voyagent, qui ont affaire à des autorités parlant une autre langue, tous les réfugiés, tous les citoyens, en fait, ont le droit de savoir que l’espéranto est une langue qui fonctionne remarquablement bien dans tous les domaines, et qu’il demande nettement moins de temps et d’efforts qu’une autre langue, pour une plus grande richesse d’expression (en moyenne, à âge égal et à nombre égal d’heures hebdomadaires, six mois d’espéranto donnent une capacité de communication qui exige au moins six ans dans le cas de l’anglais).

Une action d’information de ce genre irait dans le sens du multilinguisme que vous préconisez à juste titre. En effet, l’étude de la collectivité espérantophone révèle qu’elle contient proportionnellement plus de polyglottes qu’un échantillon aléatoire de population de même niveau social et de même niveau d’instruction. S’il en est ainsi, c’est, semble-t-il, parce que l’espéranto donne aux jeunes le goût des cultures étrangères, et donc des langues, et aussi parce qu’il offre la meilleure pédagogie disponible pour préparer aux autres acquisitions linguistiques (voir la section “Le meilleur tremplin pour l’étude des langues” du Défi des langues, op.cit., pp. 319-324). Si l’on veut que les Européens apprennent les langues les uns des autres, la meilleure formule serait donc: six mois d’espéranto suivis de cinq ou six années d’une autre langue. La situation présente, qui donne à l’anglais une place disproportionnée (première langue étrangère pour plus de 95% des élèves), pèche autant contre la démocratie que contre le bon sens, du moment que le passage par l’espéranto a fait ses preuves (voir notamment les recherches de l’Université de Paderborn, Prof. Helmar Frank). L’observation des milieux où l’on communique en espéranto montre que cette langue ne présente que des avantages et aucun inconvénient.

Si vous avez des faits à opposer à ceux que ma recherche a révélés, je vous saurais gré de me les communiquer. Mais si, comme je le crois, une recherche que vous feriez entreprendre aux fins de vérification confirme mes résultats, ne croyez-vous pas qu’il est moralement inadmissible de laisser les citoyens européens dans l’ignorance? Il est d’ailleurs moralement inadmissible, et, à long terme, politiquement absurde, que les personnes disposant du pouvoir de décision dans les instances européennes continuent à tenir au sujet de l’espéranto des propos qui trahissent une méconnaissance totale de la question et une tendance, dangereuse pour la démocratie et pour l’équité, à définir leur position à partir de on-dit, de préjugés, d’idées reçues et non d’études objectives.

Par ailleurs, vous avez dit que l’espéranto était une langue à créer. On vous a mal informée. L’espéranto n’est pas à créer, il existe. Il est le fruit de plus d’un siècle d’interactions entre des milliers de personnes de toutes les régions du monde qui, l’ayant essayé, l’ont adopté parce que, de tous les moyens de vaincre la barrière des langues, il s’est révélé être pour elles le plus agréable.

J’espère que vos services sentiront que le présent message émane, non d’un farfelu, mais d’un homme honnête, formé à la recherche, ému par le coût humain du handicap linguistique (voir mon article “Et si l’on prenait les handicaps linguistiques au sérieux”, www.geocities.com/c_piron) et qui a le souci du bien-être des Européens. J’espère donc qu’il parviendra jusqu’à vous et que - je mise sur votre honnêteté intellectuelle et votre sens de l’éthique – vous vous sentirez appelée à en tenir compte dans vos décisions. D’avance, je vous en remercie.

Veuillez agréer, Madame la Commissaire, l’assurance de mon profond respect.

Claude Piron

2ème message

----- Original Message -----
From: “Claude Piron” c.piron(chez)bluewin.ch
To: Sylvia.Vlaeminck(chez)cec.eu.int
Cc:Teresa.ROMANO(chez)cec.eu.int;
viviane.reding(chez)cec.eu.int
Sent: Tuesday, February 24, 2004 12:41 PM
Subject: multilinguisme

Chère Madame,

J’ai lu votre réponse à mon message avec beaucoup d’intérêt et d’attention.

Je peux en reprendre tous les éléments à mon compte:

L’Union Européenne est née comme espace multilingue et multiculturel et a fait de l’unité dans la diversité sa devise.

C’est bien ce que je vous disais: je suis partisan du multilinguisme et du respect de la diversité culturelle. L’unité dans la diversité est un objectif auquel je souscris sans réserve.

La Commission européenne promeut le multilinguisme non seulement comme
élément essentiel du patrimoine multiculturel européen, mais aussi comme
instrument fondamental pour la connaissance et la compréhension mutuelle
entre citoyens de l’Union et pour une véritable liberté de circulation et
d’établissement. Notre ambitieux objectif est que chaque citoyen européen
puisse apprendre au moins deux langues en plus de sa langue maternelle.

C’est ce que je disais, puisque je parlais d’un moyen d’amener les Européens à connaître les langues les uns des autres.

Alors, je me pose une question. Puisque nous sommes tout à fait d’accord sur l’objectif, pourquoi ne répondez-vous pas à mon message? Pourquoi passez-vous sous silence mon témoignage et ce qu’il pourrait apporter pour rapprocher la réalité de cet objectif?

On peut faire plusieurs hypothèses.

  1. Vous ne l’avez pas lu.
    Si c’est le cas, il serait plus honnête, plutôt que de répondre à côté du sujet, de dire quelque chose comme “Nous recevons tellement de messages que nous n’avons pas le temps de tout lire. Veuillez nous excuser.”

  2. Vous l’avez lu mais ne l’avez pas accepté.
    Si c’est le cas, il serait plus honnête, plutôt que de répondre à côté du sujet, de dire: “Nous avons pris connaissance de votre proposition, mais elle est inacceptable pour telles et telles raisons”. Evidemment, pour répondre comme cela, il faudrait que vous ayez des raisons valables de refuser ma suggestion. Remarquez que celle-ci ne remet absolument pas en question notre but, qui est identique: le multilinguisme, l’Européen polyglotte. Elle propose simplement un meilleur moyen d’y parvenir que ceux qui sont adoptés pour le moment, et dont il est facile de contrôler qu’ils ne mènent pas au multilinguisme, ni à l’Européen trilingue, mais à un quasi-monopole de l’anglais. Permettez-moi d’attirer votre attention sur mon exposé “L’Européen trilingue – Un espoir réaliste?”, présenté lors d’un colloque organisé à Bordeaux par le Goethe-Institut en mars 2001, dont le texte figure dans l’ouvrage du Prof. Robert Chaudenson (réd.) L’Europe parlera-t-elle anglais demain? (Paris: L’Harmattan, 2001), pp. 93-102.

  3. La Commission a secrètement décidé de faire de l’anglais l’unique moyen de communication entre Européens. Ne pouvant l’avouer sans provoquer un tollé, elle défend en paroles le multilinguisme, mais évite soigneusement d’étudier les moyens éprouvés qui le promeuvent en pratique. Elle sait qu’un moyen de communication est indispensable, et que, dans l’esprit des citoyens, l’anglais est devenu incontournable. Il suffit donc de ne rien faire pour atteindre l’objectif secret, qui correspond à une politique anglo-saxonne explicitement définie (voir les ouvrages de Robert Phillipson, notamment Linguistic Imperialism, Oxford: University Press, 1992, où cette politique est décrite et documentée).

Si c’est le cas, il serait plus honnête, plutôt que de répondre à côté du sujet, de dire: “Notre défense du multilinguisme nous est dictée par des considérations de popularité, mais notre politique réelle est l’unité sans diversité: elle vise à l’expansion de l’anglais, et à la décadence de l’apprentissage des autres langues.”

  1. (J’ai hésité à formuler cette dernière hypothèse, craignant qu’elle soit trop contraire aux exigences de la courtoisie. Ce ne serait toutefois que vous rendre la monnaie de votre pièce. En effet, c’est transgresser les règles de politesse communément admises que d’adresser à un correspondant un message qui fait semblant d’être une réponse mais qui, en fait, ne répond à rien. Vous pouvez, bien sûr, voir dans cette quatrième hypothèse surtout de l’humour). A la Commission, on est illettré. Dans les études statistiques sur l’illettrisme, pour dépister les personnes qui souffrent de ce handicap, on leur soumet un texte puis on leur demande de le résumer, ou on pose quelques questions à son sujet, de manière à vérifier que le texte a été compris. La réponse que vous m’avez adressée est typique d’une réponse d’illettré: peut-être avez-vous réussi à la lire, mais vous n’en avez pas saisi le sens. Dont acte.

Je me permets de vous signaler que dans les mois qui viennent je donnerai une série de conférences sur le multilinguisme en Europe, par exemple le 14 mai à Angers, le 14 juin à Clermont-Ferrand, le 8 octobre à Vienne (Autriche), le 14 octobre à Genève, etc. Je me propose de donner lecture de ma lettre et de votre réponse. Je laisserai au public le soin de décider laquelle des hypothèses précitées explique l’étrange réponse que vous m’avez adressée. Il va sans dire que quand je dis “vous”, il ne s’agit pas de vous personnellement, Mme Vlaeminck. Je suppose que vous faites ce qu’on vous dit de faire sans avoir le choix. Je veux dire “ceux qui, à la Commission, décident d’adresser aux citoyens ce genre de réponse-bidon”.

Veuillez croire, Chère Madame, à mes sentiments les plus cordiaux.

Claude Piron

Langues / Articles, conférences en français

Claude PIRON: “Comment se comprendre?”

Pour mieux connaître le conférencier, Claude Piron (psychologue-psychothérapeute), lisez ses textes publiés dans ses deux domaines de travail: psychologie, communication internationale (il a été traducteur à l’ONU et à l’OMS) et ainsi que sur l’espéranto, qu’il pratique depuis l’enfance:





Musée de l’appareil photographique, Vevey

Allocution de Claude Piron à l’occasion de la parution du
Guide du Musée en Espéranto

Croissance et progrès

Je ne connais le musée de l’appareil photographique que par le guide de visite que j’ai traduit, mais cela a suffi pour me fasciner. Ce musée est une excellente illustration de ce que représentent des mots comme développement, évolution, croissance, progrès. On part d’une petite boîte rudimentaire, qui demande un temps de pose considérable pour un résultat vraiment médiocre et on en arrive progressivement au matériel hypersophistiqué qui permet la photographie d’aujourd’hui, avec tout l’apport incroyable de la numérisation et de l’électronique.

L’évolution s’est faite suivant différents axes. Par exemple il y a eu l’axe de la démocratisation. Autrefois, seuls les gens riches pouvaient se payer un peintre pour garder le souvenir d’un visage aimé, aujourd’hui même les familles les plus modestes ont des photos de chacun. Au début, il n’y avait que quelques photographes qui transportaient tout leur matériel, aujourd’hui tout le monde fait de la photo et les appareils sont à la portée de toutes les bourses. Il y a eu aussi l’axe de l’élargissement des possibilités. Autrefois, seulement de l’immobile et du noir et blanc. Aujourd’hui la couleur et des instantanés pris à des vitesses inimaginables. Et l’axe de la simplification pour l’usager. Votre appareil, qui peut être un téléphone, se charge lui-même de calculer l’intensité lumineuse, pour laquelle il fallait jadis une cellule photo-électrique .

Cette même notion de croissance, on peut l’appliquer à la société humaine. Il n’y a pas si longtemps, elle en était au stade de l’enfance. Les gens ne remettaient pas en question ce que leur disait l’autorité. Ils obéissaient aux règles. Ils acceptaient les ordres et les idées qu’on leur imposait. Bien sûr, ils étaient nombreux à transgresser, mais comme des enfants, par la bande, en se cachant. Aujourd’hui la société en est à l’âge de l’adolescence. Elle se complaît dans les extrêmes, elle est rebelle, elle est obsédée par le sexe, elle aime scandaliser, elle croit qu’il faut être beau et à la mode pour être aimé et attache une énorme importance au look, à l’apparence.

L’adolescence est une période extrêmement désagréable parce que la croissance ne se fait pas au même rythme pour tout. Combien d’ados n’y a-t-il pas qui, en se regardant dans la glace, constatent avec horreur qu’ils ont un grotesque nez d’adulte dans un mignon visage d’enfant! Comme tous les ados, notre société adolescente se développe à des rythmes différents dans des domaines différents.

Le drame de l’aphasie sociogène

Mais même dans un seul domaine on observe ce décalage des rythmes de croissances. C’est le cas de celui de la communication. On peut aujourd’hui communiquer par l’image d’un bout à l’autre de la planète. Rien de plus simple que d’envoyer vos photos au Japon ou en Nouvelle-Zélande. Là, les progrès ont été formidables.

Mais pour ce qui est de la communication de la pensée on en est encore à l’âge des cavernes. L’humanité souffre d’une maladie dont elle refuse de se guérir, alors qu’elle le pourrait très facilement. Cette maladie, on peut l’appeler l’aphasie sociogène.

L’aphasie, c’est quand vous n’avez pas ou plus le langage. Vous étiez un individu normal, qui dialoguait sans problème, et voilà qu’un vaisseau a éclaté dans votre cerveau, vous avez eu ce qu’on appelle une attaque, et vous vous retrouvez aphasique. Vous savez très bien ce que vous voulez dire mais la bouche refuse d’exprimer cette pensée. Vous dites “beueua beueua…” Vous faites des gestes désespérés pour essayer de vous faire comprendre, et vous remarquez une grande perplexité sur le visage de votre interlocuteur. Vous n’arrivez pas à communiquer.

La grande majorité des habitants de notre planète souffrent d’aphasie dès qu’ils sortent de leur région ou de leur pays. Ils n’ont pas le langage qu’il faudrait. Ils n’arrivent pas à se faire comprendre. Alors, bien sûr les autorités ont essayé partout de traiter cette maladie, mais elles s’y sont mal prises. Elles imposent une gymnastique mentale - elles appellent ça cours de langue - pendant 800 à 2000 heures de scolarité selon le pays. Mais sauf dans des cas tout à fait exceptionnels, cela ne guérit pas de la maladie, cela ne fait qu’améliorer un peu la situation. Et encore! Vous voyez un Japonais dans un magasin de Genève qui dit: “Wera watishi? I wan harusatu karasu suisu watishi.” 1 Il est persuadé qu’il parle anglais, mais personne ne le comprend. Or, ce monsieur, comme la plupart de ses compatriotes du même âge du niveau du bac, a 2000 heures de cours d’anglais derrière lui. Mais il se comporte comme un aphasique. Il est obligé de faire des gestes, de répéter ses énoncés dix fois en essayant de changer les termes, la détresse se lit sur son visage. Tout ça après un traitement de 2000 heures.

Un traitement efficace de l’aphasie sociogène:
un gain important pour l’humanité

Le traitement par l’anglais ne guérit pas de l’aphasie. L’espéranto oui. La durée varie selon les personnes, selon la langue maternelle, selon la méthode, mais entre 80 et 250 heures suffisent en général. Pourquoi? Parce que le traitement est bien ciblé.

Pour raconter une histoire au passé en anglais ou en allemand, vous devez vous mettre dans le crâne toute une série de formes irrégulières. Vous ne pouvez pas dire er kommte, er trinkte, er hat gesingt, he comed, he drinked, he singed mais er kam, er trank, er hat gesungen, he came, he drank, he sung. En espéranto, vous savez que vous mettez la terminaison -is. Elle s’apprend en une seconde et vous ne l’oubliez jamais parce qu’elle s’applique à tous les verbes à toutes les personnes: li venis, li trinkis, li kantis.

L’espéranto existe depuis bientôt 120 ans. Il y a des gens qui le parlent dans plus de 120 pays. Tous ceux qui l’ont appris savent que cela marche très bien, qu’il assure une communication directe, d’âme à âme, de cœur à cœur comme aucune autre langue étrangère. Or, s’il est excellent sur le plan personnel et sentimental, il l’est aussi sur le plan technique, juridique ou scientifique. Ce serait très facile de guérir le monde de l’aphasie sociogène. Il suffirait que les États, ou aux moins les élites, encouragent la population à se mettre à l’espéranto.

Personnellement, je suis persuadé que cela se fera un jour. Ce sera pour l’humanité un gain aussi important que le remplacement des chiffres romains par les chiffres arabes ou des anciens systèmes de poids et mesure par le système métrique. Mais l’humanité résiste toujours à son bien. Elle est foncièrement sceptique et masochiste. Il a fallu trois siècles pour que le zéro soit adopté et qu’on renonce à l’incroyable complication de faire des opérations arithmétiques avec les chiffres romains, qui ne connaissent pas le zéro. Et sans le zéro notre civilisation n’existerait pas, puisque il est indispensable pour tout travail scientifique, toute numérisation, tout calcul électronique. Trois siècles! En remplaçant la communication mondiale compliquée par une communication aisée, agréable, démocratique, gratuite, l’espéranto augmentera énormément la qualité de la vie et remédiera à bien des injustices, dont le public n’est pas conscient, mais dont les victimes sont en fait nombreuses. Ce sera donc un bien. En décidant de produire ce guide en espéranto, le Musée de l’appareil photographique a apporté sa pierre à l’édification de ce monde meilleur.

L’espéranto et moi

Ma vie a été déterminée par une décision tout à fait comparable à celle prise par la direction du Musée quand elle a décidé de produire ce guide en espéranto. En effet, ma vie a été façonnée par l’espéranto. L’espéranto a eu pour effet de me donner le goût des langues au point que je suis devenu traducteur professionnel, et quand j’en ai eu marre de la traduction et repris des études pour changer d’orientation et suis devenu psychologue, c’est parce que je voulais absolument comprendre le masochisme de cette société qui dépense des milliards chaque année pour tenter de surmonter la barrière des langues, ne fût-ce qu’en organisant l’enseignement de l’anglais à des millions de jeunes de par le monde pour un résultat très médiocre, alors qu’elle a sous la main un moyen extraordinaire de résoudre le problème.

Donc l’espéranto est à l’origine de mes deux professions et de l’incroyable enrichissement culturel et psychologique que je leur dois. Et ce qui a été à l’origine de ma découverte de l’espéranto, c’était un papier dans une boîte de film, quand j’avais 8 ou 9 ans. Ce papier comprenait deux paragraphes, dont le premier s’intitulait “Garantie” et le deuxième quelque chose comme “Développement gratuit”. Ces textes étaient dans une douzaine de langues dont l’espéranto. Ce nom étrange, qui n’était le nom d’aucun peuple, d’aucun pays, a éveillé ma curiosité. J’ai regardé de près le texte dans cette langue. Puis je suis allé voir ce qu’en disait le Larousse. Cela m’a fasciné. Il a fallu que je patiente pendant trois ou quatre années pour trouver enfin le moyen de l’apprendre la langue, mais j’ai pu le faire et je l’ai trouvée géniale. Toute ma vie a été déterminée par ce bout de papier.

J’espère que la version espéranto du guide du musée aura le même effet sur une personne ou une autre, même s’il n’y a jamais qu’un visiteur sur 10.000 qui demande à la voir. Le drame de la communication entre les peuples, c’est ce qu’on peut appeler l’illusion d’information. Nous vivons dans une société où tous les jours les gens lisent les journaux, regardent la télé, écoutent la radio. Du coup, ils s’imaginent être informés. C’est une énorme illusion, dont les conséquences sont très graves. Parce que les médias n’informent pas de ce qui se passe, mais seulement de ce qui est nouveau, et les processus historiques importants sont généralement lents et peu visibles. Depuis son apparition sur la scène mondiale à Varsovie en 1887, l’espéranto n’a jamais cessé de se propager, avec des hauts et des bas suivant les aléas de la vie politique et économique, mais la tendance est demeurée constante. Il gagne constamment de nouveaux territoires et de nouveaux milieux sociaux. Il n’a pénétré au Burundi et au Nicaragua qu’il y a une dizaine d’années, et il ne se propage dans le centre des États-Unis que depuis 20 ans environ. Mais toujours il progresse, et Internet lui rend d’énormes services à ce point de vue.

L’illusion d’information

Mais ça, le grand public ne le sait pas. Deux ou trois fois par mois je rencontre une personne qui me dit: “Ah, l’espéranto, ça existe encore? On parlait de ça quand j’étais petit”. La personne qui me dit ça a 35 ans, ou 50 ou 70, mais c’est toujours la même phrase. Comment cela s’explique-t-il? Tout simplement parce qu’une langue qui se propage tout doucement, ce n’est pas de l’information. Un arbre qui pousse à son rythme naturel, ce n’est pas une nouvelle, ce n’est pas sensationnel. Pourquoi on en parlerait? Alors les médias n’en parlent pas. Ou plus exactement ils en parlent par à-coup. Pour une raison ou une autre une agence diffuse un jour une information sur l’espéranto, et pendant deux semaines les médias remarquent que ça existe et que cela peut avoir un certain intérêt, ne fût-ce que comme occasion de se moquer des farfelus qui y croient. Après ces deux semaines où il y aura eu quelques articles sur l’espéranto, et peut-être quelques émissions à la radio, l’intérêt des médias retombent et ils n’en parlent plus pendant 20 ans, alors que l’espéranto, lui, continue tranquillement son petit bonhomme de chemin. Comme les gens ont dans la tête une équation complètement fausse du genre “on en parle = ça existe; on n’en parle pas = ça n’existe pas”, le gros du public ne sait pas que l’espéranto se porte bien, en fait de mieux en mieux dans le monde. Même quand le Prof. François Grin, professeur d’économie à l’Université de Genève, dit dans un rapport officiel que si l’Europe adoptait l’espéranto elle économiserait 25 milliards d’euros par année (CHF 37 milliards), les médias ne le remarquent pas et personne ne pense à signaler ce fait intéressant aux contribuables.

D’où l’importance de ce document que je tiens dans la main. C’est une preuve d’existence. C’est un clin d’oeil à la curiosité potentielle, comme l’a été le papier de la firme Gevaert qui a changé ma vie. C’est pourquoi je remercie très vivement le Musée d’avoir pris cette initiative. Et je vous remercie tous de votre attention.

1 Il croit dire “Where are the watches? I want a first class Swiss watch” “Où sont les montres? Je voudrais une montre suisse de première catégorie”.

Langues, cerveau et santé publique ou le drame de l’aphasie sociogène

L’être humain est un être de relation. L’une de ses caractéristiques les plus remarquables est sa capacité de dialogue: il se distingue des animaux par l’aptitude à communiquer de façon précise avec ses congénères. Programmé pour le langage, il sait se faire comprendre et comprendre ce qu’on lui dit.

Pourtant, la vie actuelle abonde en situations où des personnes par ailleurs saines et normales sont privées du dialogue fluide qui est de règle dans la vie quotidienne. Leurs neurones ont beau fonctionner normalement et leur pensée être claire et précise, son expression se heurte à une impuissance, à un handicap qui entrave la communication. Ils présentent les signes typiques de l’aphasie. Comme tout aphasique, ils essaient de compenser le manque de langage par des gestes, des expressions faciales, des bribes de phrases à l’articulation maladroite dont le seul effet est de maintenir l’interlocuteur dans la perplexité. Ce type d’aphasie est une pandémie qui affecte presque toute la population terrienne dès que les contacts sortent du cercle local ou national. Peut-être le lecteur trouvera-t-il quelque intérêt au dialogue suivant entre un père et son fils de 15 ans, qui viennent d’assister à une tentative d’échange, en une sorte de pseudo-anglais globisho&iunl;de, entre un Tchèque et un Coréen.

Liste d’articles sur l’espéranto en français

Miser sur l’espéranto

Le point de départ

Tout a commencé dans les années 1870. Bialystok est alors une ville quadrilingue: on y parle polonais, yiddish, russe et allemand. Dans cette bourgade, qui fait partie de l’empire des tsars, un jeune garçon vit de douloureuses blessures psychologiques, crucifié qu’il est entre quatre communautés, quatre religions, quatre langues, quatre alphabets, quatre haines. Là, bien plus qu’ailleurs, le simple fait de s’exprimer vous catalogue. Ou vous vous exposez au mépris, ou vous vous assurez une complicité. Tout événement se déroule sur une arrière-fond d’identités ethno-culturelles exacerbées. Si un Polonais a un problème administratif à régler, il est impensable que le fonctionnaire russe parle la langue de son interlocuteur, mais c’est la mort dans l’âme et l’esprit de vengeance au coeur que le Polonais baragouine sa requête en russe.

Rilke a dit un jour qu’un écrivain écrivait parce qu’il ne pouvait pas s’en empêcher. Le jeune Zamenhof a jeté les bases de l’espéranto pour la même raison: il ne pouvait pas faire autrement. Les identités culturelles étaient vécues, à Bialystok, comme mutuellement agressives. Or, leur manifestation première était la langue, et l’accent. Dans ce contexte, employer la langue de l’autre, ce n’est pas seulement lui reconnaître une supériorité contre laquelle l’amour propre se révolte, c’est aussi s’astreindre à une infinité d’acrobaties grammaticales, lexicales et phonétiques, c’est parcourir un terrain semé de pièges qui semblent placés là pour mieux vous faire tomber dans le ridicule et l’infériorité.

Ce climat d’hostilité et d’humiliation traumatise Zamenhof, garçon à la fois sensible et surdoué. La situation est intolérable. Il faut faire quelque chose pour que chacun, tout en gardant sa culture propre, puisse communiquer avec autrui sans ces blessures d’identité socio-culturelle qui forment la trame de la vie quotidienne à Bialystok.

Pour cela, il faut une langue qui n’appartienne à aucun peuple et dont les structures suivent le mouvement naturel de l’expression linguistique, une langue où l’on ne doive pas faire d’acrobatie, une langue accessible aux petits, aux obscurs, aux sans-grade. Avec la foi naïve de la jeunesse, l’adolescent se met au travail, associant la logique implacable de l’enfance, dont il est encore si proche, à la méthode de l’artiste, qui vise la beauté et ne cesse de polir et de repolir son oeuvre.

Quelles chances a-t-il d’aboutir? Raisonnons, si vous le voulez bien, en parieurs. Auriez-vous parié, vous, pour l’oeuvre d’un garçon de 17-18 ans, perdu dans une petite ville provinciale d’un pays provincial, qui s’était attelé à une tâche démesurée: donner l’impulsion à une langue nouvelle?

Une histoire faite d’épreuves

Reprenons cette histoire étape par étape. Voici que le père du jeune homme l’envoie étudier au loin et lui fait promettre de cesser son jeu linguistique. N’est-il pas réaliste de prévoir que le garçon va comprendre l’absurdité de son projet? En fait, il persiste. Quand il a 27 ans, il décide de publier le fruit de son travail. Il fait le tour des éditeurs. Mais ces hommes ne sont pas fous: aucun n’en veut. Il fera donc imprimer à ses frais une petite brochure, minable, car il n’a guère d’argent. Sans accès à un réseau de librairies, quelles chances a-t-il de la diffuser? Vous miseriez sur lui, un parfait inconnu, à ce moment-là?

Le projet fait tout de même quelques adeptes, essentiellement dans l’Empire russe. Une revue commence à paraître dans cette ébauche de langue. Tolstoï, enthousiasmé, se met à y écrire. Mais il tombe en disgrâce et la censure tsariste interdit cette publication, seul lien existant entre les premiers usagers. Apprenant cette nouvelle, vous parieriez, vous, qu’une langue vivante naîtra progressivement d’un projet aussi mal parti?

Mais la vie n’est pas logique. Dans les cinq parties du monde, des gens découvrent ce langage et se mettent à l’apprendre. Les linguistes se gaussent: chaque locuteur, disent-ils, va être victime de ses habitudes phonétiques, grammaticales, sémantiques. Ces gens ne se comprendront pas. Pour qui pariez-vous à ce moment-là? Pour le jeune amateur, ou pour les spécialistes unanimes?

Certes, au premier congrès, qui se tient à Boulogne-sur-Mer en 1905, les usagers de la langue se comprennent parfaitement, mais pourquoi prendrait-on au sérieux un petit groupe de farfelus? Dans l’optique des salons parisiens, qui, à l’époque, donnent le ton pour tous et sur tout, la langue n’est pas faite pour séduire. Elle est pleine de k, de j, de consonnes affublées d’accents circonflexes ridicules. Elle donne une impression d’étrangeté et de barbarie. Toute l’intelligentsia du monde, ou à peu près, la rejette. Le manque de réalisme de l’auteur apparaît d’ailleurs dans le choix saugrenu de consonnes à circonflexe qui n’existent dans aucune imprimerie, de sorte que si l’on veut publier quelque chose dans cette langue, il faut commencer par faire fondre de nouveaux caractères d’imprimerie. Allons, un peu de bon sens! Parier ne fût-ce que pour la survie de cette langue, c’est jeter son argent par les fenêtres.

La guerre de 1914 éclate. Zamenhof meurt. Faites vos jeux, Mesdames et Messieurs… Qui accepte de miser sur cette langue orpheline, symbole de relations entre égaux dans un monde agité par la loi du plus fort?

Nous arrivons aux années 20. A la Société des Nations, la délégation iranienne propose d’adopter l’espéranto dans les relations internationales. Ahurissement général! Et branle-bas de combat chez les grandes puissances. “Il faut enterrer ce projet, dangereux pour notre suprématie culturelle!” Ces États sont influents et riches, leurs délégués ne reculent pas devant la mauvaise foi la plus éhontée. Une fois encore, le projet est ridiculisé et écarté. Honnêtement, est-ce sur lui que vous auriez misé?

Voici l’avènement de Staline et d’Hitler. Pour Hitler, l’espéranto est la langue de la conspiration juive et des francs-maçons, pour Staline, celle du cosmopolitisme bourgeois. Dans les années 40, ces deux hommes exercent le pouvoir sur la quasi-totalité de l’Europe continentale. L’espéranto est interdit, ses stocks de livres sont liquidés, bon nombre de ses partisans sont enfermés dans les camps de concentration. Au Japon, en Chine, en Espagne, au Portugal, les régimes au pouvoir pratiquent à son égard une politique moins violente, mais qui va dans le même sens. Pour quelle issue raisonnablement parier à cette époque, sinon pour la mort de l’espéranto à bref délai?

La fin de la deuxième guerre mondiale voit l’entrée en scène de l’interprétation simultanée. Celle-ci résout apparemment le problème de la communication dans les congrès et conférences, mais, en fait, elle déguise mal une évolution qui donne à l’anglais une suprématie incontestée. Il est manifeste pour tous que l’anglais tend au monopole dans les relations internationales. C’est la langue des agences de presse, des multinationales, de l’édition scientifique aussi bien que des chansons sur lesquelles, dans le monde entier, danse une jeunesse habillée à l’américaine.

La situation actuelle

Face à ce Goliath, l’espéranto est un David, petit au point d’être pratiquement invisible. Voyant les rivaux en présence, qui, raisonnablement, va parier pour lui? Comment miser sur une langue que ne soutient aucun vaste mouvement social, que les puissances d’argent ignorent, que les médias passent sous silence, que l’intelligentsia dénigre ou croit mort-née? Abondamment agressée tout au long de son histoire, tant sur le plan de la politique que des idées, elle n’a aucun allié, aucune aide extérieure. A une époque où l’image est reine, elle n’a pas les moyens de faire de la publicité. Elle n’a pour se propager que ses qualités intrinsèques.

Et cependant, si l’on se fonde sur des critères objectifs, comme la production de livres, la participation aux réunions internationales, l’aire géographique couverte par les petites annonces de la presse espérantophone, la quantité de manifestations, les émissions régulières à la radio, le nombre de localités où la langue de Zamenhof est représentée, etc., on s’aperçoit que, avec des hauts et des bas suivant les aléas de la vie politique et économique, l’espéranto n’a jamais cessé de se propager et que, depuis une dizaine d’années, en particulier, sa progression connaît une remarquable accélération.

Si, en 1976, 30 universités l’enseignaient, on en compte cette année 125, soit une multiplication par plus de 4 en 10 ans. L’espéranto sert de véhicule à une production littéraire considérable, qui va en se développant. C’est la langue du monde dans laquelle on traduit le plus de chansons. Il est parlé chaque jour à la radio dans des pays aussi différents que la Chine et la Pologne. Il est le moyen de communication quotidien de nombreux couples binationaux. Il est la langue maternelle d’un certain nombre d’enfants. Et l’étude objective du rapport efficacité/coût le révèle, dans la communication interculturelle, bien supérieur à l’anglais ou au recours à la traduction et à l’interprétation simultanée.

Si vous aviez tenu entre les mains la petite brochure de Zamenhof en 1887, auriez-vous imaginé qu’un peu moins d’un siècle plus tard, le congrès international le plus vaste de toute l’histoire de Chine se déroulerait à Pékin dans cette langue, dont le germe tout neuf se présentait à vos yeux? Auriez-vous parié à cette époque qu’en 1986 il ne se passerait pas un seul jour sans qu’il n’y ait quelque part dans le monde une conférence, un congrès, une rencontre internationale tenus en espéranto? Telle est pourtant la réalité.

Le rôle de l’affectivité individuelle

Ce décalage entre des paris sensés et la réalité vérifiable devrait nous interroger. En fait, tous ces jugements négatifs partent d’une même erreur: on néglige de vérifier la réalité, c’est-à-dire de déterminer comment l’espéranto fonctionne en pratique par comparaison avec les autres systèmes de communication en usage dans les situations interculturelles. En outre, on surestime les pressions extérieures et sous-estime le rôle de l’affectivité individuelle dans un processus de propagation et de vitalisation linguistiques.

Si la langue de Zamenhof manifeste une vitalité plus grande que certaines langues à statut officiel, comme le gaélique et le romanche, c’est parce que l’être humain aime créer, jouer, être libre et aimer.

Les structures de l’espéranto stimulent la créativité langagière, brimée chez chacun, dans les autres langues, depuis l’entrée à l’école. Elles donnent au langage une coloration ludique qui suscite le mépris des gens qui se prennent au sérieux, mais qui répond à une demande psychologique importante ancrée dans nos tréfonds. Par sa souplesse grammaticale, lexicale et stylistique, l’espéranto donne un sentiment de liberté dans l’expression qu’aucune langue ne confère au même degré, et ce, sans imposer de longues années d’étude. Et surtout, il permet de nouer des amitiés réelles et durables par-delà les frontières culturelles et répond ainsi à un besoin affectif plus profond qu’on ne le croit généralement.

Le fait est qu’en un siècle d’existence, l’espéranto a tissé sur toute la surface du globe d’innombrables réseaux d’amitiés entre personnes de toutes les couches sociales, de tous les milieux culturels. Sur ce terrain-là, il n’a pas de rival.

Il serait en droit de regarder de haut tous ceux qui, depuis un siècle, perdent leurs paris contre lui. Mais ce n’est pas son style. Il ne s’impose pas. Il lui suffit d’être, et de vivre. Disponible, pour ceux qui veulent jouer le jeu. Discret, voire invisible, pour ceux qui lui préfèrent des systèmes plus coûteux, plus injustes et plus compliqués. Tout juste attristé qu’on le prenne si souvent pour ce qu’il n’est pas et qu’on perçoive si mal encore tout ce qu’il peut apporter, dans les relations entre les peuples, non seulement à l’amitié et à la facilité, mais aussi à la justice et au respect de la dignité linguistique de chacun.

UN CAS ÉTONNANT DE MASOCHISME SOCIAL

La névrose collective
Une société peut-elle être névrosée? Lorsque Fromm a prétendu que oui (Fromm, 1955), on ne s’est pas fait faute de le critiquer. Et pourtant, certains comportements collectifs sont si aberrants et si proches des comportements pathologiques individuels qu’on est naturellement amené à leur appliquer le même type de diagnostic.

Imaginez la situation suivante…
Trois personnes établies l’une à Marseille, l’autre à Mulhouse, la troisième à Clermont-Ferrand ont à discuter d’une question confidentielle de la plus haute importance. Une de leurs secrétaires suggère une rencontre à Lyon, mais, à sa grande surprise, on ne tarde pas à la ridiculiser et à lui enjoindre de se taire. A l’encontre de tout bon sens, le Marseillais part pour Rome, le Mulhousien pour Moscou et le Clermontois pour Buenos Aires. La discussion se fait par téléphone, de leurs hôtels respectifs. La communication n’est pas excellente, elle coûte cher, elle aura représenté pour les protagonistes des frais considérables et une perte de temps qu’il aurait été facile d’éviter. Puisqu’il n’y avait aucune raison de choisir ces capitales plutôt qu’une ville française, et que leurs longs voyages, loin de procurer du plaisir, leur auront compliqué l’existence, n’est-on pas fondé à parler de comportement pathologique, surtout s’il s’avère que la solution consistant à se rencontrer dans une même localité relativement proche n’a jamais été envisagée ? Ce cas hypothétique paraît si invraisemblable que nul ne le croira possible. Tel est pourtant le comportement de la société du vingtième siècle dans le domaine de la communication linguistique.

Voici trois experts, un Finlandais, un Tchèque et un Rwandais, qui ont participé à une recherche commune coordonnée par l’OMS. Quand ils se rencontrent pour confronter leurs résultats, il s’avère que le Finlandais a passé huit ans de scolarité, à raison de cinq heures par semaine, pour apprendre un anglais qu’il maîtrise mal. Le Tchèque a consacré un temps plus considérable encore à se battre avec l’allemand et le russe. Quant au Rwandais, il a dépensé une énergie fantastique à acquérir le français, avec toutes ces subtilités qui suscitent tant de questions sans réponse chez les élèves étrangers (pourquoi dit-on vous dites mais pas vous prédites, constructif, mais pas destructif?)

Lorsqu’ils se retrouvent au siège de l’OMS, leurs 1200 à 1500 heures de langue, auxquelles il faut ajouter tout le temps passé à domicile à faire les devoirs ou à mémoriser vocabulaires et règles de grammaire, se révèlent totalement inutiles. Pour que ces experts puissent communiquer, il faudra un technicien et six interprètes, dont la formation aura coûté elle aussi à la société un nombre démesuré d’heures d’enseignement. Or, pour un investissement aussi impressionnant, les résultats sont plus que médiocres. Les partenaires sont loin de maîtriser parfaitement les langues qu’ils utilisent, ils parlent dans un micro et entendent une autre voix que celle de leur interlocuteur réel. La communication est d’une efficacité limitée, faute d’un niveau technique approprié au sein du personnel linguistique. Les rapports et protocoles de recherche ont dû être traduits à grands frais et renferment quelques contresens. A la pause café, aux repas, ou s’ils ont envie de faire quelques pas dehors, les experts ne peuvent rien se dire: leurs échanges se réduisent à des gestes et à des onomatopées.

Pour comble, cette façon de faire, très désagréable pour ceux qui la vivent directement, coûte une fortune aux contribuables du monde entier.

Souffrance, frustration et rapports de force
Mais, direz-vous peut-être, cela n’a rien de pathologique; tout simplement, il n’y a pas d’autre solution. Erreur ! Rien n’empêche d’ "aller à Lyon ". Nous le verrons dans un instant. Pour le moment, constatons que le comportement névrotique, qui implique généralement une dépense d’énergie gravement disproportionnée par rapport au résultat obtenu, entraîne en outre souffrances et frustrations, sans que l’intéressé imagine qu’il pourrait se les épargner. Sur ce plan-là aussi la société actuelle répond aux critères de la pathologie névrotique.

Dans le monde entier, les états investissent des millions pour que des millions d’enfants et de jeunes apprennent les langues. Sur les millions d’élèves contraints à ces apprentissages, certains en tirent du plaisir, mais très nombreux sont ceux qui se passeraient volontiers de cette gymnastique mentale. Plus ils essaient d’attraper la langue étrangère, plus elle se dérobe. Et que de découragements douloureux chez les professeurs ! Combien d’entre eux ne seraient-ils pas ravis de n’avoir dans leurs classes que des élèves motivés, ayant réellement envie d’apprendre l’idiome qu’ils enseignent.

Il est frustrant pour un jeune de ne pas trouver chez l’adulte la cohérence dont il aurait besoin. Or, pour rendre une phrase aussi simple que “les femmes pourraient”, l’élève d’anglais ne peut pas dire the womans would can, c’est-à-dire utiliser la forme normale du pluriel et la forme normale du conditionnel.

Il devra dire “the women could.” Pourquoi ? “Parce que c’est comme ça”, répond le professeur, cachant et montrant tout à la fois que les rapports linguistiques sont des rapports de force.

L’élève n’ose même pas rétorquer: "Mais on se comprendrait tout aussi bien si on disait: “the womans would can”. Oser dire cela, ce serait affirmer son droit à un système efficace et donc renoncer à un arbitraire lié à une autorité d’autant plus puissante qu’elle se dérobe à la perception. Ce serait sortir de la névrose collective.

Bien sûr, il ne s’agirait là que d’un premier mouvement.

D’autres considérations interviendraient ensuite: la langue anglaise est belle, il faut la respecter, avoir des égards pour les peuples qui la parlent et qui ne souffrent déjà que trop de voir ce trésor culturel constamment écorché parce qu’on lui impose un rôle auquel il n’est pas adapté. On serait ainsi amené à l’étape suivante (“aller à Lyon”) dont il sera question ci-dessous.

La névrose se défend
Mais la société n’est pas prête à un tel sursaut de santé mentale. La névrose est trop enracinée. Comme s’il était masochiste, l’enfant se plie. Et comme s’il était sadomasochiste, le professeur impose la contrainte arbitraire, souffrant de la lenteur des progrès de la classe. Maître et élève peuvent être psychiquement très sains. La pathologie se situe à l’étage supérieur: dans le fonctionnement de la société.

En fait, l’un et l’autre sont inconscients de la tragi-comédie à laquelle la névrose sociale les fait participer. Le professeur ne saurait expliciter les messages sous-jacents à son rôle. Par exemple, reconnaître que l’apprentissage de l’anglais n’a pas pour but, comme on le fait croire à l’enfant et à ses parents, de pouvoir communiquer avec le reste du monde. Cela, c’est le contenu manifeste, dont l’inanité est démentie par l’épreuve du réel.

S’il était vrai que l’anglais résout les problèmes de communication inter-peuples, comment expliquer les innombrables cas où la communication ne passe pas ?
Deux jeunes Suisses, Ello Erriquez et Emanuel Christen, travaillaient pour la Croix Rouge au Liban lorsqu’ils ont été pris comme otages. Ils sont restés ensemble durant tout leur emprisonnement, mais l’un était romand, l’autre germanophone. Libérés, ils ont raconté qu’une de leurs grandes souffrances avait été l’impossibilité de communiquer entre eux. Il a fallu qu’un gardien arabe leur procure un dictionnaire allemand-français pour qu’ils puissent progressivement arriver à se comprendre tant bien que mal. La communication linguistique telle qu’elle est organisée dans le monde d’aujourd’hui aboutit à une somme fantastique de frustrations. Travailleurs migrants se débattant avec un formulaire… Directeur d’une petite entreprise dynamique handicapé par son anglais mal maîtrisé dans ses négociations avec un partenaire japonais ou brésilien… Etudiants et chercheurs découvrant que la publication-clé dont ils ont besoin a paru dans une langue incompréhensible… Touristes désireux d’échanger quelques propos sur la politique ou la cuisine locale et réduits à des sourires qui transmettent bien un message de sympathie, mais ne répondent pas au désir légitime de précision dans l’échange.

Si vous interrogez l’homme de la rue sur la communication linguistique dans le monde, il vous répondra: “Il n’y a pas de problème, avec l’anglais, on s’explique partout.” Bien sûr, lui-même ne sait pas l’anglais, mais… Un mythe pernicieux s’est insinué dans les esprits. La réalité est tout autre et l’observation révèle des millions de cas où une communication souhaitable s’avère impossible. Les affirmations sur l’anglais ne font que recouvrir pudiquement une béance profonde, lourde de souffrances, d’énervements et de frustrations dans plus de 90 % des cas où des personnes de langues différentes ont affaire les unes aux autres.

Lorsqu’on laisse entendre aux parents et aux élèves que les leçons d’anglais leur ouvriront l’accès au monde, on les trompe sur un autre point: la possibilité d’apprendre réellement la langue sans séjour linguistique à l’étranger. Au niveau du bac, 1 % des élèves seulement peuvent s’exprimer convenablement dans la langue étrangère apprise au cours de leur scolarité (Roger, 1979). Le discours sur l’anglais à l’école que ministères, parents et jeunes se répètent à l’envi tient plus du rêve que de la réalité. C’est le contenu manifeste d’une manoeuvre occultée, refoulée dans l’inconscient pour entretenir la soumission dans un système où la langue n’est pas faite pour l’homme, mais l’homme soumis à la langue. Le message caché est : "Ta logique, ta cohérence, ta créativité, ton bon sens n’ont aucune valeur dans le mode d’expression; ce qui compte, c’est la conformité au modèle, donc la soumission à l’autorité ". L’axe est vertical.

Certes, il en est de même dans le cas de la langue maternelle, mais la situation est ici bien différente. La langue est le dépositaire d’innombrables valeurs culturelles qui seraient défigurées si l’on cessait d’apprendre aux enfants à respecter les traditions. Et puis, l’enfant apprend la langue correcte parce qu’il y est exposé à longueur de journée, sa vie durant.

Il s’agit donc moins d’un effort que d’une assimilation inconsciente, fondée sur l’un des ressorts les plus puissants du psychisme humain: la tendance à imiter. Cela dit, il y aurait sans doute un grand intérêt psychologique à prendre conscience du modèle d’autorité qui préside à l’apprentissage du langage: quand l’enfant forme des mots selon sa logique (“on est allé chez le chaussurier”, "on doivait faire attention "…), le message du milieu, fait de sourire au début, prend à partir d’un certain âge une tonalité contraignante: "On ne dit pas comme ça ", c’est-à-dire "Il faut que tu te conformes, même si la règle imposée n’a pas de justification rationnelle ". Grammaire et vocabulaire corrects s’inscrivent dans le surmoi.

Cette étape surmoïque est obligée si nous voulons que nos enfants possèdent leur langue maternelle, outil d’une importance capitale pour leur avenir. Mais quand il s’agit de communiquer entre étrangers, les conditions sont totalement différentes. La soumission à l’arbitraire du plus fort ne devient-elle pas, chez les peuples qui s’y prêtent, un manque de dignité?

Y a-t-il une solution?
D’accord, direz-vous, mais que peut-on y faire? L’étude des faits -que la névrose évite soigneusement- montre qu’une solution existe. Elle consiste à passer du niveau du surmoi au niveau du moi, à remplacer l’axe vertical (relation d’autorité) par un axe horizontal (relation entre pairs) et à dire: "Adoptons une convention pour nous comprendre, une convention où les exceptions n’existent pas, ou s’exprimer ne revienne pas à se heurter constamment à des culs-de-sac, des sens interdits, des déviations obligatoires, une convention qui permette à l’affectivité de s’exprimer sans inhibition linguistique ".

Pendant des siècles, ce débat était purement théorique. Il ne l’est plus aujourd’hui. Les intéressés peuvent en effet orienter leurs efforts vers un même point de rencontre, et l’investissement en énergie nerveuse, en argent, en temps est alors à la fois raisonnable et relativement égal pour chacun. Cette solution s’appelle "espéranto ". De toutes les langues étrangères, c’est celle qui confère le maximum d’aisance, moyennant un minimum d’effort: à nombre d’heures hebdomadaires égal, un an d’espéranto assure un niveau de communication équivalant à huit ans d’anglais pour un Occidental, à dix ans d’anglais pour un Asiatique (il faut en moyenne 160 heures d’espéranto pour atteindre un niveau non encore atteint, dans le cas de l’anglais, au bout de 1200 heures; Frank, 1976, 1984). Ce moyen de communication présente l’avantage de mettre tous les partenaires sur un pied d’égalité et de leur permettre d’échanger sans intermédiaire (donc dans une parfaite confidentialité), aussi bien au café ou lors d’une promenade digestive que dans la salle de réunion, où ils cessent d’être à la merci d’une panne d’électricité.

Psychologiquement, l’espéranto est la langue étrangère la moins frustrante à manier. Tous ceux qui en ont l’expérience le confirment. En effet, l’esprit humain est cohérent. L’enfant qui dit fleurier pour “fleuriste” et journalier pour “journaliste” a compris ce qu’avait de commun la série fermier; poissonnier; serrurier, et il crée une règle là où la plupart des langues baignent dans le désordre. L’étranger qui dit la tombe du mur de Berlin (au lieu de “la chute”), vous disez au lieu de “vous dites”, ne fait pas autre chose. L’espéranto suit ce mouvement naturel: tout élément y est absolument généralisable.

Lorsqu’on ne cherche pas ses mots, qu’on ne tracasse pas sa mémoire à la recherche d’une règle arbitraire, toute la pensée se centre sur ce qu’on veut exprimer, pas sur des interdits ou obligations formels. L’esprit libéré des contraintes de forme s’investit totalement dans le contenu : on peut dialoguer avec finesse, en profondeur. C’est pourquoi l’affectivité s’exprime en espéranto bien mieux que dans n’importe quelle autre langue étrangère, comme le savent les rares personnes, dont l’auteur de ces lignes, qui ont eu l’occasion de pratiquer l’entretien psychothérapique dans cette langue.

Le tabou…
L’espéranto est né parce qu’une petite fraction de la population du globe a pris confusément conscience de l’absurdité qu’il y a, pour s’entendre entre personnes de langues différentes, à se conformer à des décrets arbitraires qui n’apportent rien à la communication. L’anglais dit: "il a aidé moi "(he has helped me), l’allemand: “il a à moi aidé”(er hat mir geholfen), le français: “il m’a aidé”. Les trois formules sont également efficaces pour faire passer le message. Mais chaque langue impose sa structure propre. En espéranto, on peut dire aussi bien “li helpis min” ou “li min helpis” que “li helpis al mi” ou “li al mi helpis”. Le critère n’est pas la conformité à un modèle, mais l’efficacité de la communication. Il s’agit d’une convention entre pairs, dont le message sous-jacent est: “Je respecte trop les langues nationales pour proposer de les déformer. Mais je te respecte trop, toi, mon interlocuteur, pour t’imposer des exceptions, des règles compliquées, des incohérences, des structures obligatoires qui ne sont pas nécessaires pour que nous nous comprenions. Apprends les quelques éléments de base, et à partir de là utilise ta logique et ta créativité. Tu verras, ça marche très bien.” Ce qui est vrai. Mais encore faut-il, pour s’en rendre compte, observer les faits.

Curieusement, la grande majorité des linguistes et des sociologues ne se sont pas intéressés à ce phénomène extraordinaire: une langue qui n’existait pas il y a un siècle et qui est aujourd’hui utilisée par quelques millions de personnes dans une centaine de pays du monde. Or, pour être recevable, un discours sur la communication internationale devrait partir de comparaisons faites sur le terrain:
comment se présentent, en pratique, les échanges d’idées selon qu’on utilise l’anglais, l’interprétation simultanée, l’emploi de plusieurs langues sans traduction, l’espéranto ou tout autre système, y compris la communication par gestes et le baragouinage d’une sorte d’anglais primitif qui sont le lot de nombreux voyageurs.

Si cette comparaison n’est jamais faite avant une prise de décision sur la politique linguistique ou l’enseignement des langues, c’est que “Babel” est une névrose qui se défend bien.

Le problème de la communication linguistique est, en fait, tabou. La société se débrouille avec un talent remarquable pour éviter de regarder en face comment les hommes communiquent d’un peuple à l’autre, quels sont leurs besoins et leurs aspirations profondes à cet égard. Regarder en face, cela voudrait dire remplacer les mythes par l’observation, apprécier le coût social et le coût humain de la pratique actuelle, et comparer les divers systèmes appliqués, dont l’espéranto et le mépris pour l’éthique.

Une névrose qui se défend est égocentrique: l’angoisse, l’obsession ou les raisonnements enracinés dans les facteurs névrotiques ne laissent guère de place à la considération pour autrui. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que, dans le domaine qui nous occupe, la société agisse au mépris de l’éthique la plus élémentaire. Par exemple, lorsque l’Assemblée de l’OMS a décidé, sans étude sérieuse, de conférer à l’arabe et au chinois le statut de langues de travail, elle a accepté d’engager à cet effet un crédit initial de cinq millions de dollars par an (OMS, 1975a). Cinq millions de dollars par an, pour commencer, sont accordés aux services linguistiques, mais on refuse, faute de fonds, des demandes de crédits très modestes, comme les suivantes:

Bangladesh - formation d’assistants médicaux, 148.200 dollars;
Malaisie - réadaptation des handicapés physiques, 130.500 dollars
Birmanie - lutte contre la lèpre, 83.000 dollars ;
République dominicaine - mesures d’assainissement de base, 26.000 dollars (OMS, 1975b).

A la même assemblée, Sir John Wilson, président de l’Organisation mondiale contre la cécité, a prononcé un plaidoyer émouvant en faveur des millions d’enfants condamnés à devenir aveugles si on ne traite pas leur maladie, alors que les remèdes existent et sont peu coûteux. Le plus grand responsable de la cécité chez les enfants, a-t-il dit, est la xérophtalmie; or, protéger contre cette affection ne coûte que 12 cents par enfant et par an (OMS, Communiqué de presse WHA/7 du 20 mai 1975). Pour émouvante que cette intervention ait pu être, elle n’a pas touché les coeurs. Les représentants des États sont restés impassibles. Pour cela, ils n’avaient pas d’argent… Personne ne s’est étonné qu’on puisse débloquer en quelques minutes cinq millions de dollars pour tout traduire dans deux langues de plus mais qu’on ne dispose plus d’argent pour empêcher des milliers d’enfants de devenir aveugles. Que l’octroi d’une jolie rallonge aux services linguistiques doive avoir pour effet de priver diverses populations du niveau de santé auquel elles auraient accès sans cela, aucun délégué -et aucun journaliste- n’y a pensé, de même que personne n’a exigé une étude efficacité/coût pour déterminer si l’alourdissement des services linguistiques avait une quelconque justification. Toutes les organisations internationales sont coupables de la même aberration dans leurs priorités : elles n’arrivent pas à voir que les montants qu’elles engloutissent dans un système aberrant de communication linguistique pourraient servir à des activités concrètes pour lesquelles l’argent fait cruellement défaut. La névrose "Babel ", telle la mafia, dévie à ses propres fins d’innombrables forces vives, sûre de l’impunité : elle sait que le tabou général préviendra tout risque de tollé.

En 1922, après une étude approfondie remarquablement objective, une conférence internationale réunie par la Société des Nations recommandait à tous les Etats d’inscrire un cours d’espéranto dans leurs programmes d’enseignement (Société des Nations, 1922, p. 44). Comme une année scolaire suffit pour acquérir cette langue, les élèves auraient pu, par la suite, étudier telles ou telles autres langues qui les intéressaient, moins pour se doter d’un moyen de communication que pour s’enrichir culturellement en découvrant un univers mental différent du leur. Hélas, les grandes puissances, surtout la France, qui craignait pour la position internationale du français, ont manoeuvré pour que cette recommandation ne soit pas suivie d’effets. Et pourtant ! Si on l’avait appliquée, les frustrations précitées n’existeraient pas : Ello Erriquez et Emanuel Christen auraient pu communiquer avec la même aisance que dans leurs langues maternelles respectives, les touristes dialogueraient avec les populations locales, les chefs d’entreprise bons en affaires, mais peu doués en langues, s’expliqueraient en toute aisance avec leurs partenaires étrangers, le monde des publications serait transformé, la question de l’arabe et du chinois ne se serait pas posée à l’OMS et les pays ayant besoin d’aide auraient reçu les crédits demandés, les idées se transmettraient avec facilité d’un univers culturel à l’autre et les sommes que contribuables et consommateurs consacrent à leur insu à la multiplicité linguistique s’investiraient dans des activités concrètes, bref, les avantages seraient innombrables pour tous, sans compter que les cultures de bien des pays cesseraient d’être menacées par l’énorme pression des productions anglo-saxonnes.

Mais la solution "espéranto "est tabou. Elle n’est pratiquement jamais prise au sérieux, ni dans les organisations internationales, ni dans les ministères de l’éducation ou de la culture, ni dans les médias, ni même, au niveau de l’homme de la rue, dans les conversations de bistrot. Jamais le rejet n’intervient après étude. On refuse tout simplement de l’envisager ou, au mépris de l’honnêteté intellectuelle, on en parle, sans la connaître, avec dérision (nombreux exemples dans Piron, 1987a). C’est ce refus a priori qui met la puce à l’oreille du psychanalyste. D’où vient que la question soit si souvent liquidée avant même d’avoir été possédée?

La résistance à l’espéranto, et à l’idée même de langue conventionnelle inter-peuples, semble procéder d’une angoisse profonde liée à l’âge tendre auquel on apprend à parler. Mais avant de faire des hypothèses étiologiques, il importe de décrire les réactions les plus courantes et de mettre en évidence les mécanismes de défense qui y sont à l’oeuvre. Les considérations qu’on va lire résultent d’une recherche effectuée, d’une part, par l’étude des documents et, d’autre part, par la méthode de l’entretien clinique appliquée à un échantillon de 200 personnes (échantillon statistiquement biaisé, puisqu’il comprenait 152 francophones, et seulement 37 travailleurs manuels). Seuls seront considérés ci-après les résultats obtenus chez les adultes; les enfants et adolescents ont, dans une proportion considérable, un point de vue opposé à celui de leurs aînés. Les résultats obtenus par l’entretien clinique convergent, sur la plupart des points, dans 80 % des cas. Ils offrent donc une base fiable à l’analyse de cette forme de névrose sociale qu’on pourrait appeler "Babel ".

version espagnole

Les réactions psychologiques à l’espéranto
version anglaise

I. Ignorance ignorée
Le psychologue qui étudie les réactions au mot "espéranto "est frappé par deux faits:

  1. bon nombre de sujets invités à s’exprimer sur ce thème parlent d’abondance;
  2. ils tiennent pour évidents, et, souvent, citent spontanément divers points contraires à la réalité vérifiable, par exemple: “personne n’a jamais écrit de roman directement en espéranto”, “c’est une langue que personne ne parle”, “il n’existe pas d’enfants dont ce serait la langue maternelle”, etc.
    Un bon exemple de ces convictions se trouve dans une lettre de lecteur au magazine américain Time:
    “L’espéranto est dépourvu d’histoire culturelle, de littérature propre, de locuteurs dont ce serait la première langue.” (Wells, 1987).

En fait, de très nombreux romans ont été écrits en espéranto (Janton, 1989, ch. V : "La littérature "; Encyclopédie Clarté, 1976); l’espéranto est parlé quotidiennement dans des contextes très divers (Piron, 1987a, pp. 2-3) et il existe un certain nombre d’enfants dont c’est la langue maternelle, généralement issus de parents d’origines différentes qui n’ont pas d’autre langue commune et qui se sont connus à l’occasion de rencontres d’espérantophones (le lecteur sceptique qui tient à vérifier les faits pourra, en s’adressant à l’auteur, obtenir des adresses de couples dans ce cas: couples polonais-italien, danois-néerlandais, danois-allemand, néozélandais-hongrois, néerlandais-japonais, etc.).

Par ailleurs, une bonne partie des personnes sondées présentent tous les signes d’une implication affective. C’est parfois l’enthousiasme, l’excitation. Bien plus fréquemment, c’est la condescendance. La personne interrogée “démontre” que l’espéranto n’a rien de sérieux et son ton est méprisant, ironique ou humoristiquement supérieur à l’égard des "naïfs "qui s’en occupent.
Lorsque, pour disposer d’un comportement-référence, le chercheur propose à son interlocuteur de s’exprimer de la même manière sur le bulgare ou l’indonésien, il enregistre une réaction toute différente. En une minute, le sujet a expliqué sur un ton parfaitement neutre tout ce qu’il pouvait en dire, à savoir, en règle générale… qu’il n’y connaît rien.

Le contraste est étonnant. Il devient plus remarquable encore lorsqu’on teste les connaissances par des questions précises: littérature, extension géographique, richesse d’expression, etc. Il apparaît alors que l’information de la personne au sujet de l’espéranto est presque totalement erronée, bien plus que les quelques bribes de savoir qu’elle possède sur les langues-témoins. Elle ignore tout de la question, mais elle ignore qu’elle l’ignore. Comment se fait-il qu’elle soit consciente de son incompétence dans un cas, mais non dans l’autre?

En sondant plus avant, on obtient un début de réponse: des langues comme le bulgare et l’indonésien sont perçues comme relevant du domaine des faits, alors que l’espéranto est ressenti comme une proposition. Devant un fait, on s’incline. Face à un projet, on se sent appelé à répondre oui ou non, puis à défendre sa position. Mais pourquoi l’espéranto n’est-il pas perçu comme se situant sur le plan des faits ? Et pourquoi la réaction est-elle si fortement affective ? Cette attitude n’est pas limitée aux entretiens individuels, témoin le passage suivant, tiré d’un article sur la pédagogie du latin, au ton par ailleurs neutre et informatif:

“Gloire donc au latin, et à bas l’espéranto, mixture aux relents d’artifice et aux espérances déçues” (G.P., 1985).

Cette phrase, sans rapport avec l’ensemble, donne l’impression d’une bouffée émotionnelle surgie comme une bulle d’on ne sait quelles profondeurs inconscientes. Pourquoi?

  1. Mécanismes de défense
    Le discours sur l’espéranto ou sur le domaine plus vaste de la communication linguistique internationale, tel qu’on l’obtient facilement en demandant à un interlocuteur de s’exprimer librement à ce sujet ou tel qu’il se présente dans les assemblées saisies de la question, se révèle à l’analyse caractérisé par la mise en place des mécanismes de défense classiques : le sujet organise inconsciemment des tactiques destinées à lui éviter de faire face à une réalité pressentie comme menaçante. En voici quelques exemples

a) Déni.

L’espéranto est considéré comme inexistant dans des contextes où il serait logique de le prendre en considération. C’est ainsi que le volume Le Langage de l’Encyclopédie de la Pléiade (Martinet, 1968), qui, en 1525 pages, traite aussi bien des sabirs et argots que de la traduction et de l’aphasie, ne contient aucune description, ne fût-ce que d’un paragraphe, de ce phénomène étonnant: une langue connue d’une seule personne il y a un siècle, mais aujourd’hui utilisée dans le monde entier par une diaspora. De même l’expérience dont on dispose sur l’espéranto en tant que langue de conférence est considérable: depuis 1985, il n’y a pas eu un seul jour sans qu’il n’y ait quelque part dans le monde un congrès, une rencontre, une réunion internationale dont c’était la langue de travail. Lorsque l’ONU, par exemple, étudie en détail les problèmes de communication linguistique, il serait cohérent de tenir compte de cette expérience, quitte à l’écarter, après examen, pour des raisons explicites. Mais ce n’est pas le cas (King et al., 1977; Allen et al., 1980; Piron, 1980).

Même un linguiste envisageant précisément le type de communication quotidiennement réalisé par l’espéranto aborde la question comme si l’expérience n’avait jamais été faite
Du moment que les économistes s’emploient à mettre au point une monnaie commune à I 'Europe, pourquoi n’essaierions-nous pas de créer une “Eurolangue”? (Lord, 1974, p.40).

La première réaction d’un industriel face à un problème de production consiste à faire le tour de toutes les solutions appliquées ailleurs pour déterminer, avant de chercher une formule nouvelle, s’il n’en existerait pas une qui donne satisfaction. Cette démarche si naturelle dans la vie courante n’est pratiquement jamais adoptée dans le cas de la communication linguistique internationale. Le sujet est tabou. Il y a déni de la réalité.

b) Projection.

La projection consiste à attribuer à autrui des éléments psychiques qui se trouvent chez le sujet, mais dont il n’a pas conscience. Un bon exemple nous est offert par la phrase:

“Les efforts déployés en vue d’élaborer des langues universelles qui pourraient être adoptées sans préjugé et apprises sans difficulté, des langues comme l’espéranto, procèdent à la fois d’une noble intention et d’une parfaite ignorance de ce qu’est une langue et de comment elle fonctionne.” (Laird, 1957, p. 236).

En fait, l’espéranto répond à tous les critères admis en linguistique pour définir une langue (Bosko, 1975a ; Bosko, 1975b; Martinet, 1967, p. 20; Wood, 1979). L’auteur qui part du principe que ce n’est pas le cas n’est-il pas celui chez qui se situe cette “parfaite ignorance” qu’il attribue à autrui ? (Sur la manière dont fonctionne l’espéranto, voir l’article du linguiste italien Alessandro Bausani “L’esperanto, una lingua che funziona”; Bausani, 1961).

Souvent, on impute gratuitement à l’espéranto des caractéristiques qui en font une menace destructrice ou une sorte de mutant monstrueux. Témoin le passage suivant, dû à la plume d’un professeur de langues américain:

“La langue, comme l’amour et l’âme, est chose vivante et humaine, si difficile qu’il soit de la définir; c’est le produit naturel de l’esprit d’une race, non d’un homme seul… Les langues artificielles sont répugnantes et grotesques, comme les hommes dotés de jambes ou de bras métalliques ou ayant un régulateur de rythme cousu dans leur coeur. Le Dr Zamenhof, comme le Dr Frankenstein, a créé un monstre fait de pièces et de morceaux vivants, et, comme Mary Shelley a essayé de nous le dire, rien de bien ne peut en sortir.” (Arbaiza, 1975, p. 183).

Puisse cet auteur, qui juge “répugnants et grotesques” les êtres humains qu’un accident, une maladie ou une quelconque malformation contraint à utiliser une prothèse, n’avoir jamais à en porter ! Mais quoi qu’il en soit, il est clair que ce texte émane d’une couche irrationnelle du psychisme et s’adresse au côté irrationnel du lecteur. Il tient plus du cauchemar que de l’étude objective du réel. Il y a là, manifestement, projection sur la langue d’un noyau fantasmatique, comme le Golem, ou l’Automate défini par Baudouin (1950, pp. 225229). Au lieu d’étudier la langue dans sa réalité linguistique, littéraire, psychologique et sociale, on en fait une sorte de personnage onirique animé d’intentions perverses, sans percevoir ce qu’il y a là de délirant, au sens psychiatrique du terme.

c) Rationalisation.

Les prises de position irrationnelles sont défendues avec un luxe d’arguments convaincants. Autrement dit, comme dans le discours paranoïaque classique, la construction intellectuelle est d’une logique rigoureuse. Seule son absence d’insertion dans les faits en trahit le caractère imaginaire.

Par exemple, on attribue à l’espéranto une nature européenne, flexionnelle et analytique que l’on explique par le fait que Zamenhof ne connaissait que des langues indo-européennes. Mais aucune de ces affirmations n’est vérifiée. En fait: une place importante, dans les caractéristiques de l’espéranto, revient à son substrat polyethnique, notamment aux apports asiatiques et hongrois (l’activité littéraire espérantophone, entre les deux guerres, était centrée sur une pléiade d’auteurs magyars, l’Ecole de Budapest; le hongrois n’est pas une langue indo-européenne). Un des principaux traits de la langue, l’emploi, en tant que mots autonomes, d’éléments qui, chez Zamenhof, n’étaient que des affixes procède dans une large mesure des transformations que la langue a subies du fait de son adoption par des personnes de langue maternelle chinoise, vietnamienne et japonaise.

Zamenhof savait bien une langue non-indo-européenne: l’hébreu, et son oeuvre en porte la marque; par exemple, le champ sémantique du monème -ig-, "rendre tel ou tel ", “faire que”, n’a d’équivalent exact, parmi les langues qu’il connaissait, que dans le “hif’il” hébreu (Piron, 1984, p. 26).

L’espéranto procède par agglutination, non par flexion. Les énoncés peuvent y être synthétiques aussi bien qu’analytiques (l’idée “j’irai à l’hôtel en taxi” peut être rendue aussi bien selon le système dit analytique des langues modernes d’Occident, c’est-à-dire à l’aide de prépositions: mi iros al hotelo en taksio que sur le mode synthétique qui caractérise les langues anciennes ou des langues actuelles comme le turc et le finnois : mi taksios hotelen). L’étude des textes et des enregistrements de conversation révèle que ces formes synthétiques sont très fréquentes dans l’espéranto d’aujourd’hui. Par ailleurs, si, sur le plan lexical et phonétique, l’espéranto est indo-européen, il ne l’est certainement pas sur le plan des structures: aucune langue indo-européenne ne se compose comme lui de monème (éléments signifiants) rigoureusement invariables, trait qui caractérise, par exemple, le chinois.

d) Isolation.

L’isolation consiste à détacher du contexte et à juger sans référence. Quand un auteur dit, en parlant des langues:

“Il arrive aussi qu’il en naisse, mais jamais du néant; l’espéranto est un échec” (Malherbe, 1983, p. 368), il isole la langue internationale de son contexte, tant historique que linguistique. En fait, l’espéranto s’insère dans une longue série d’essais et de réflexions s’étalant sur plusieurs siècles. Il a, dans le travail de Zamenhof, une lente genèse qui rappelle à bien des égards l’évolution des langues ethniques, comme l’embryogenèse récapitule la phylogenèse (Waringhien, 1959, pp. 19-49). Par ailleurs, les monèmes qui constituent la langue sont des emprunts, non des éléments "tirés du néant ".

L’espéranto n’est pas plus né du néant que, par exemple, le créole haïtien. Une langue apparaît quand elle répond à un besoin. Dans les Antilles, c’est parce qu’ils voulaient communiquer entre eux que des esclaves d’origine africaine parlant des idiomes mutuellement incompréhensibles se sont dotés d’une langue composite en grande partie basée sur le langage de leurs propriétaires blancs. De même, il y avait dans le monde, dans les années 1880-1910, une fraction de la population assoiffée de contacts extérieurs et désireuse d’élargir ses horizons culturels, mais n’ayant pas la possibilité d’apprendre les langues. Ces personnes se sont emparées du projet de Zamenhof et, en l’utilisant, en ont fait une langue vivante. Si les modalités sont différentes au départ, le créole et l’espéranto sont nés, non du néant, mais d’une même force socio-psychologique : la pulsion au dialogue dans un contexte comportant des contraintes déterminées.

Considérons maintenant le texte suivant:

“Allez prendre un oiseau, un cygne de notre lac par exemple, déplumez-le complètement, arrachez-lui les yeux, substituez à son bec plat celui du vautour ou de l’aigle, greffez sur les moignons de ses pattes les échasses d’une cigogne, mettez dans ses orbites la prunelle du hibou (…); ensuite, inscrivez sur vos bannières, répandez et criez ces mots: “Ceci est l’oiseau universel”, et vous vous ferez une petite idée de la sensation de glacement qu’a produit sur nous cette terrifiante boucherie, cette vivisection nauséabonde, qu’on n’a cessé de nous prôner sous le nom d’espéranto ou langue universelle.” (Cîngria, pp. 1-2).

Ce passage, qui trahit également le mécanisme “projection”, projection d’un noyau fantasmatique sur un moyen de communication linguistique qui n’en demande pas tant, témoigne d’une intense réaction affective (“terrifiante boucherie”, “vivisection nauséabonde”). Mais si l’on en élimine le côté imagé, il reste deux critiques : l’espéranto résulte d’une intervention de l’homme sur le vivant; c’est une langue hétérogène.

La conclusion ne serait acceptable qu’à trois conditions: qu’une langue soit un être vivant au même titre qu’un animal; que l’intervention de l’homme sur le vivant soit automatiquement néfaste; qu’une langue hétérogène ne puisse servir à la communication.

Hypnotisé par sa vision cauchemardesque, l’auteur isole l’image de toutes ces considérations. Il ne voit donc pas que l’assimilation de la langue au vivant est une métaphore qu’il est injustifié de pousser trop loin. L’oiseau en question souffrirait atrocement.

Lorsque l’orthographe néerlandaise a été réformée dans les années 40, la langue n’a pas poussé de cri et aucune anesthésie n’a été nécessaire.

Ensuite, il est fréquent que l’homme intervienne avec bonheur sur le vivant. La faim serait beaucoup plus dramatique en Inde si l’on n’avait pas réussi, par intervention consciente, à produire de nouvelles formes de céréales. Et il n’y aurait ni chien, ni rose, ni pain si l’homme n’était pas délibérément intervenu dans la nature, appliquant intelligemment les ressources de sa créativité. Enfin, si lhétérogénéité était rédhibitoire, l’anglais ne pourrait être une langue satisfaisante. L’analyse linguistique le révèle en effet plus hétérogène que l’espéranto:

Dans le cas d’une langue comme l’anglais, nous avons affaire à plusieurs langues tressées en une seule entité linguistique (Lord, 1974, p. 73)
Je n’arrive pas à traduire l’original de façon satisfaisante. L’auteur dit: “When we come to a language like English, we find ourselves dealing with several languages rolled into one”.

L’espéranto est plus homogène parce que les lois qui régissent l’assimilation des emprunts y sont plus rigoureuses. Ce qui détermine l’hétérogénéité d’une composition, ce n’est pas la diversité d’origine des éléments, c’est leur manque d’harmonie et de noyau assimilateur, comme le sait quiconque s’est essayé à réussir… une mayonnaise.

e) idéalisation.

A plusieurs reprises, l’Assemblée nationale française a été saisie de propositions de loi visant à inclure l’espéranto parmi les langues étrangères enseignées au niveau secondaire, au même titre que des langues telles que l’arabe, le breton, le néerlandais, le polonais ou l’occitan. La réponse du ministère a chaque fois été la même: l’espéranto n’a pas sa place dans l’enseignement des langues, parce que cet enseignement “comprend l’accès à une culture, et, pour les langues étrangères, à une civilisation” (réponse n° 8531 du 8 février 1982 du Ministre de l’éducation nationale à M. le Député Philippe Marchand). Cette réponse, qui semble satisfaire presque tout le monde, relève en fait de l’idéalisation. Comment les élèves pourraient-ils accéder à une culture ou à une civilisation puisqu’au niveau du baccalauréat, un enfant sur cent seulement parvient à s’exprimer correctement dans la langue étrangère apprise tout au long de sa scolarité.

Au demeurant, si ce sont des considérations d’ordre culturel qui régissent l’enseignement des langues, comment expliquer la répartition des choix des élèves ? En France, 80 % “choisissent” l’anglais, 16 % l’allemand, 3 % l’espagnol et moins de 1 % une des autres langues. La culture anglo-saxonne présente-t-elle un intérêt supérieur aux autres dans une telle proportion ? Il n’y a pas parallélisme entre la place respective des cultures dans la civilisation humaine et leur place, en France, dans l’enseignement des langues.

La vérité est que si l’anglais est si souvent enseigné, c’est parce que les parents le demandent. Et ils ne le demandent pas par attachement à la culture anglo-saxonne. Ils le demandent parce qu’ils veulent doter leurs enfants d’un moyen de réussir dans la vie et que l’anglais leur paraît augmenter les chances d’atteindre ce but. L’accès à une culture ou à une civilisation étrangère ne se produit pratiquement qu’au niveau universitaire, surtout pour le petit nombre de jeunes qui font des études de lettres. L’argument du ministère, qui ne tient aucun compte des faits (la connaissance des cultures étrangères est plus poussée dans un échantillon d’espérantophones que dans un échantillon aléatoire de population de même niveau d’instruction), relève de ce mécanisme de défense qu’on appelle idéalisation. La réalité de l’enseignement des langues y est remplacée par une vision idéale, sans rapport avec la réalité.

Étiologie: l’angoisse sous-jacente
Les mécanismes de défense ont pour fonction de protéger le moi contre l’angoisse. Leur intervention dans le cas qui nous occupe doit donc signifier que l’espéranto, dans les profondeurs du psychisme, est vécu comme angoissant.

  1. La défense du statu quo.
    A certains égards, la résistance à l’espéranto est comparable à l’opposition qu’ont rencontrées les idées de Christophe Colomb et de Galilée: un monde stable et bien ordonné était bouleversé par ces théories nouvelles qui faisaient perdre aux humains leur assise millénaire. De même, l’espéranto vient déranger un monde où à chaque peuple correspond une langue et où la langue est reçue des ancêtres comme un bloc auquel aucun individu ne saurait toucher. Il démontre que la langue n’est pas forcément un cadeau des siècles passés, mais peut être le résultat d’une convention. En prenant pour critère de correction, non la conformité à l’autorité, mais l’efficacité de la communication, il bouleverse les rapports humains, remplaçant un axe vertical par un axe horizontal. Il attaque ainsi trop de choses profondes sur lesquelles on n’a pas envie de faire la clarté. Par exemple, que devient avec lui la hiérarchie des langues? Le gaélique, le néerlandais, le français et l’anglais se situent à des niveaux différents dans l’esprit des gens comme dans bien des textes institutionnels. Si pour communiquer entre personnes de langues différentes, on adopte l’espéranto, cette hiérarchie perd sa raison d’être.

  2. La langue comme valeur sacrée et symbole d’identité.
    Mais la langue n’est pas uniquement un phénomène social, extérieur. Elle est tissée dans le tissu même de notre personnalité. “J’ai sucé le catalan avec le lait de ma mère”, disait une personne interrogée dans le cadre de la recherche qui a servi de base au présent article. Nos concepts ont une tonalité affective d’une importance capitale pour le comportement. Le noyau affectif du concept “langue” se situe dans la relation avec la mère, raison pour laquelle, sans doute, bien des peuples appellent “maternelle” la langue apprise en famille. Entre le bébé qui ne peut que vagir pour exprimer sa souffrance, n’obtenant souvent que des réactions inadéquates ou désemparées, et le petit de trois ans qui explique par des mots ce qui s’est passé, il s’est produit un changement que l’enfant vit comme miraculeux.

Nous étions trop petits quand nous avons appris à parler pour nous rendre compte qu’il ne s’agissait en fait que d’un processus très banal d’apprentissage. Nous y avons perçu un cadeau magique, un jouet divin. Avant, nous étions impuissants à nous expliquer, et voilà que, sans comprendre pourquoi, nous nous retrouvons dotés d’un talisman qui accomplit toutes sortes de miracles et enrichit dans une mesure inouïe ce sans quoi nous ne pourrions pas vivre: la relation humaine.

Le besoin de se sentir compris est l’un des besoins les plus fondamentaux de l’enfant. Or, sans le langage, qu’en resterait-il ? L’attitude des parents, puis la longue influence de l’école, qui présente la langue comme une norme intouchable et la clé de toutes ces beautés que sont les oeuvres littéraires, ne font que renforcer ce noyau affectif. Dans ce contexte psychologique, prétendre qu’une langue “fabriquée” par un quasi contemporain -on confond toujours l’espéranto avec le projet de Zamenhof- peut fonctionner aussi bien que la langue maternelle, c’est insulter celle-ci, c’est la dépouiller du statut de talisman magique qu’elle a toujours gardé dans nos tréfonds, même si au niveau conscient nous la concevons de façon plus sobre. Il y a là un sacrilège insupportable. C’est sans doute pour éviter une telle désacralisation que certains espérantophones, par un mouvement psychologique somme toute très compréhensible, puisqu’il préserve une atmosphère suprahumaine qui a sa valeur, se disent que l’oeuvre de Zamenhof n’est pas explicable par lui seul et l’attribuent à une inspiration d’En Haut.

Mais ce n’est pas tout. Lorsqu’on explore les réactions psychologiques suscitées par le mot espéranto, on est frappé de voir le nombre de personnes qui ne supportent pas l’idée que cette langue puisse être, par certains traits, supérieure à leur langue maternelle. Cette réaction procède de l’identification de la langue à la personne: ma langue, c’est mon peuple, et c’est moi; si ma langue est inférieure, mon peuple est inférieur et je suis inférieur. En déclarant l’espéranto a priori sans valeur et en se formulant ce jugement comme une évidence, on est sauvé : tour de passe-passe humain, compréhensible, mais socialement inadmissible Si l’on prive ainsi la population du monde d’un moyen pratique de communication inter-peuples qui lui faciliterait la vie et représenterait une économie fantastique.

  1. Peurs diverses.
    L’étude des réactions à l’espéranto par la méthode de l’entretien clinique met en évidence toutes sortes de peurs sous-jacentes qu’il serait impossible de traiter en détail ici. Relevons-en huit:

a) Peur du risque.

L’espéranto n’étant reconnu comme ayant de la valeur par aucune instance officielle, par aucune institution prestigieuse, se prononcer en sa faveur revient à engager sa personne. Il est moins risqué de répéter ce que tout le monde dit et qui semble correspondre à l’attitude des dirigeants ou de l’élite intellectuelle.

b) Peur du contact direct.

Passer par la traduction ou par une langue trop mal maîtrisée pour permettre des échanges profonds, directs et nuancés a quelque chose de rassurant. La rencontre, dans une parfaite aisance de communication, de mentalités radicalement différentes pourrait avoir un effet déboussolant.

Cette peur est justifiée, l’espéranto s’insérant dans nos structures mentales à un niveau plus proche de la verbalisation spontanée que les autres langues (Piron, 1987b). Un jeune Japonais qui a fait le tour du monde en se faisant héberger à chaque étape par des espérantophones locaux a raconté les chocs qu’ont représentés pour lui ces rencontres directes avec des gens qui, parce qu’ils exprimaient ce qu’ils étaient, ont remis en question toute sa conception de la vie (Kiotaro Deguti, 1973).

c) Peur de la régression infantile.

On confond “simple” avec “simpliste” et “infantile”, d’où l’idée que l’espéranto ne peut servir à l’expression de la pensée vraiment adulte, d’un haut niveau d’abstraction. On isole ainsi le facteur “simplicité” de son complément qui change tout: la combinatoire illimitée. C’est l’erreur que ferait un Chinois regardant de haut notre alphabet de 26 lettres, en le jugeant trop élémentaire pour permettre nettement moins d’efforts en apprenant l’espéranto accéder par là à beaucoup plus de richesses culturelles et à des contacts d’une variété sensiblement plus grande, c’est-à-dire, dans le langage affectif de l’inconscient, à une puissance supérieure

g) Peur de l’hétérogénéité.

C’est une projection de l’angoisse de morcellement sur le domaine de la communication linguistique.

Du fait de l’identification de la personne à la langue, l’espéranto se prête à la projection sur lui des émois relatifs à l’ensemble de notre personnalité. Or, celle-ci est ressentie, au niveau inconscient, comme une construction fragile faite à l’aide d’éléments contradictoires et toujours prête à se disloquer.

h) Peur du nivellement et de la destruction.

L’espéranto est perçu comme un rouleau compresseur qui va écraser tout sur son passage, aplatissant notamment les différenciations culturelles

“Il est orienté vers la suppression graduelle des traditions” (Accontini, 1984, p. 5).

Il y a là projection sur la langue de Zamenhof d’éléments appartenant soit à ce que Freud a appelé les instincts de mort, soit au noyau affectif inconscient décrit par Charles Baudouin sous le nom d’Automate (Baudouin, 1950, pp. 225-229). Cette peur n’a aucune base objective, comme le montre l’observation du milieu espérantophone, où les différenciations culturelles ainsi que le respect de chaque tradition et de chaque langue sont très marqués. En fait, cette peur résulte d’un déplacement: ce qui, de façon objectivement vérifiable, provoque un nivellement et une destruction des valeurs culturelles particulières est un engouement pour un anglo-saxon primaire, sans grand rapport avec les valeurs britanniques ou américaines, mais associé à la langue anglaise.
Le fait que la jeunesse de Séoul, de Moscou et de Berlin danse, en portant les mêmes jeans, sur les mêmes rythmes importés du même pays, les USA, témoigne d’un effet nivelant qu’on ne constate nulle part dans le monde de l’espéranto.

IV Conclusion : la fonction historique de la résistance psychologique
La raison des réactions affectives notées ci-dessus devient maintenant plus claire: l’intéressé a peur. Il craint qu’on ne lui arrache ou abîme un trésor sacré rayonnant au fond de son psychisme d’une beauté féerique que rien n’a le droit de surpasser: la langue maternelle, symbole de son identité. Tel le moineau enfermé, qui, affolé, ne cesse de se heurter à la fenêtre sans voir la porte ouverte à côté, il n’a pas la sérénité nécessaire pour regarder tranquillement ce qu’est, en réalité, cet espéranto qui semble désacraliser la notion même de langue. Il est pris dans un cercle vicieux: pour cesser d’avoir peur, il faudrait regarder la réalité en face, mais pour oser aller voir cette réalité-là, il faudrait cesser d’avoir peur.

Pareilles réactions, illogiques, mais typiquement psychologiques, n’existeraient pas sans l’intervention de facteurs politiques et sociaux, répercutés par les médias, qu’il serait impossible d’analyser ici et qui ont été traités ailleurs (Piron, 1987a, pp. 22-28 et 34-36). Elles supposent en effet une influence subliminale, comparable à celle de la publicité et de la propagande politique, basée sur une désinformation involontaire, auto-entretenue depuis le début du siècle. Comment comprendre autrement que les enfants et adolescents ne présentent presque jamais de réaction a priori négative envers l’espéranto, alors que tous les éléments affectifs déclenchant les mécanismes de défense des adultes sont aussi présents en eux ? Manipulé par ses peurs inconscientes, l’homme du vingtième siècle ne s’aperçoit pas qu’il y aurait des faits à étudier avant de porter un jugement sur l’espéranto. On peut le regretter.

Mais, dans une perspective historique, on notera que ces réactions ont eu un effet positif. Une acceptation générale de l’embryon linguistique composé par Zamenhof l’aurait soumis à des tiraillements dont il ne serait pas sorti vivant. Il était à ce stade trop fragile, trop incomplet. Il avait besoin d’une période de vie en milieu restreint, mais multiculturel, pour que s’opèrent les ajustements nécessaires, que se définissent les champs sémantiques, que les lacunes se comblent de façon naturelle, par l’usage.

D’autre part, les relations linguistiques ont toujours été des relations de pouvoir. L’idée de les remplacer par des relations d’égal à égal, conférant à la moindre petite langue le même statut qu’à celle des géants économiques et culturels, était trop perturbante pour que l’humanité puisse sans dommage s’y adapter d’un coup. Les transformations de mentalité exigent une assimilation lente.

D’un siècle de défis, d’un siècle d’épreuves politiques et intellectuelles, l’espéranto sort remarquablement vigoureux, assoupli, affiné. C’est une langue dotée d’une personnalité marquée, aussi vivante que le français de Rabelais. Elle stimule la créativité langagière d’une manière souvent thérapeutique, car elle fait retrouver le droit illimité de former soi-même ses mots dont jouissait l’enfant d’âge préscolaire, mais avec la possibilité d’appliquer cette faculté aux notions les plus adultes qui soient. L’existence de cette vitalité, de cette créativité, est encore niée par la majorité, mais toujours a priori. Dès qu’un auteur se fonde sur l’étude des documents ou l’observation de l’espéranto vécu, il en reconnaît la grande vitalité. Quoi qu’il en soit, la résistance opposée à l’espéranto semble aujourd’hui s’essouffler. Ne serait-ce pas, tout simplement, parce qu’elle a cessé d’exercer sa fonction?

Le comportement de la société face au problème de la communication linguistique présente tous les signes du masochisme. Les hommes sont à la fois complices et victimes d’un système comportant une somme fantastique de frustrations, alors qu’ils ont sous la main un moyen simple et efficace de les éviter. Ce moyen, il est facile d’en vérifier la qualité. Mais le réflexe le plus courant, dès qu’on l’évoque, est le rejet. Ce qui confirme l’hypothèse d’un masochisme social, c’est l’ampleur du détournement des ressources que ce refus du réel implique. Les complications énervantes et évitables qui résultent du système actuel, les populations les paient, financièrement, par des montants astronomiques, aussi bien à titre de contribuables que de consommateurs. Le prix en argent, en temps, en efforts, en énergie nerveuse, en souffrance, en injustice offert à l’adage “Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué” dépasse de loin toute tentative d’évaluation.

Dira-t-on qu’il ne s’agit pas de masochisme, mais d’un malentendu? En effet, certains ont cru comprendre que l’espéranto avait pour but de remplacer toutes les langues et l’écartent immédiatement pour défendre les valeurs de leur culture et de leur identité. S’il s’agissait de tuer la diversité linguistique du monde, leur réflexe serait tout à fait louable. Mais il n’est pas question de cela. L’anglais sera toujours le meilleur moyen de communication entre anglophones. Par contre, entre, disons, un Coréen et un Suédois, l’espéranto se révèle bien plus agréable et plus efficace que l’anglais, après un apprentissage de huit à dix fois inférieur. L’espéranto n’a jamais été proposé que comme moyen de communication entre personnes de langues différentes. L’explication par le malentendu est peut-être valable pour une partie de la population. Mais elle ne l’est certes pas au niveau des ministères, des instances internationales, des chaires de linguistique et de sociologie, ou encore des médias.

Une autre hypothèse doit sans doute être combinée avec celle du masochisme : la couche de la population linguistiquement cultivée aurait le désir, peut-être surtout inconscient, de conserver sa supériorité. Ceux qui possèdent une des grandes langues utilisées dans les relations internationales bénéficient d’un avantage considérable qu’ils ne sont pas prêts à perdre.

C’est vrai en particulier dans le Tiers Monde, où la toute petite frange de la population qui sait l’anglais ou le français détient, de ce fait, le pouvoir. S’il en est ainsi, le masochisme des grandes masses serait lié à la tromperie pratiquée par les “élites”, peut-être de bonne foi, pour maintenir une situation d’injustice dont elles profitent.

En mettant une communication interculturelle de qualité à la portée des petits, des obscurs, des sans-grade, l’espéranto dérange un aspect de la stratification sociale. Qui sait si certains ne vivent pas cette démocratisation potentielle comme une menace? Passer du registre du surmoi au registre du moi n’est pas forcément attirant. Surtout pour ceux qui, détenant le pouvoir, s’identifient au surmoi.

Confession d’un fou

Avertissement:
Bien que polyglotte, ancien traducteur à l’ONU et à l’OMS, psychothérapeute, ex-enseignant chargé de cours à l’Université de Genève entre 1973 et 1994 (psychologie et sciences de l’Education), l’auteur de ces lignes est fou. Il le reconnait lui-même. Le propre des fous n’est-il pas d’être différents de la majorité des gens reconnus comme sensés (1)?
Et comme chez beaucoup de fous, revient avec obstination dans le discours du Professeur Piron un certain mot. Comme l’utilisation de ce mot presque obscène pourra…it choquer les lecteurs sensibles (et sains d’esprit, bien sûr!), j’ai pris la précaution de le censurer, et de le remplacer dans le texte par “xxxxx”. Cela évitera peut-être à certains, choqués, d’abandonner la lecture du témoignage avant d’être arrivé à son terme.
DC, l’éditrice du site

On me demande un témoignage et, bien que cela me gêne -la folie est une maladie honteuse- j’ai décidé de le donner, bercé, dans mon délire, de la douce illusion qu’il pourrait être utile.

Je suis fou. Comme bon nombre de mes congénères, je ne m’en rends absolument pas compte; ma manière d’être me paraît cohérente et «colle» très bien avec la réalité. Mais le jugement des gens sains d’esprit est pratiquement unanime: je ne puis donc que m’incliner.

Une maladie contractée dans l’enfance
Cela a commencé dans mon enfance: j’ai appris l’xxxxx. Cette langue m’a paru si attrayante, amusante, merveilleuse, que très vite je suis arrivé à la maîtriser (ce n’est pas une performance, toute personne atteinte du même mal arrive au même niveau dans les mêmes délais). Les premières années, je ne me suis rendu compte de rien, mais un jour où, traduisant en classe un texte grec, nous nous sommes heurtés à une forme verbale bizarre, j’ai dit au professeur: «C’est peut-être un interrogatif-impératif?» Le vénérable maître m’a patiemment expliqué que je mélangeais deux notions contradictoires et que mon hypothèse était absurde. J’ai rétorqué: «Mais ça existe en xxxxxx, où il est tout à fait courant de dire kien ni iru? ce qui n’a pas d’équivalent français.Ni iru signifie allons! (impératif, première personne du pluriel) et kien, dans quelle direction, où. Si on peut dire allons-y, pourquoi ne dirait-on pas allons où?» Le professeur m’a remis à ma place, expliquant que l’xxxxx n’était qu’un code sans vie auquel il ne fallait pas demander des explications valables pour les vraies langues.

L’année suivante, je racontais à des camarades, en présence d’un professeur une conversation qui s’était déroulée en xxxxx. Le professeur est intervenu: «Allons, ne te vante pas, l’xxxxx, ce n’est pas une langue, on peut peut-être vaguement l’écrire, mais on ne pourrait pas le parler». C’est alors que j’ai commencé à prendre conscience de mon état. Si des gens sympathiques, intelligents, honnêtes, instruits, que je respectais spontanément (j’ai eu la chance d’avoir de très bons professeurs) étaient unanimes à démontrer que mon expérience était fausse, c’est qu’elle était fausse. La conclusion s’imposait: je délirais.

Pareil délire a toutes sortes de conséquences fâcheuses. Un jour où, à l’école primaire, j’avais dit descendre en bas, le maître m’a fait remarquer: « Le français est une langue logique: on dit descendre tout court, parce que cela suffit». Quand j’en ai conclu qu’il fallait dire vieux femme pour éviter de répéter dans l’adjectif la notion de féminité implicite dans le mot «femme», on m’a dit que j’étais un méchant garnement. Cela nous arrive souvent, à nous, malades mentaux :
on prend pour de la méchanceté ce qui n’est que pathologie.

Ayant ainsi appris que le français était une langue logique, j’ai un jour demandé pourquoi on disait 20 places assises en accordant le participe en genre et en nombre, et 20 places debout en laissant invariable le mot qualifiant (j’avoue aujourd’hui ma lâcheté: ce que je n’osais pas dire, c’est que je ne voyais pas la logique par laquelle une place arrivait à s’asseoir). Je n’ai jamais compris la réponse qu’on m’a donnée et je n’en garde qu’un souvenir confus. Il me semble qu’il était question d’euphonie.

L’euphonie est un ingrédient fantomatique qui donne aux gens sains d’esprit -hélas, pas à moi!- la clef de bien des mystères. Elle explique, par exemple, pourquoi on dit consulat de France sans article, mais consulat du Danemark avec article. C’est aussi la fée Euphonie qui interdit l’emploi de la terminaison -asse du subjonctif imparfait. Naïvement, j’avais cru que si on m’apprenait une conjugaison à l’école, c’était pour l’utiliser. C’est pourquoi, un jour, où, avant une pièce que nous jouions, je m’étais atrocement maquillé, je m’étais justifié en disant:
«Il fallait bien que je me grimasse». J’ai eu droit aux foudres de mon instituteur, appelant à la rescousse cette chère Fée Euphonie et la notion -que je n’ai jamais très bien saisie non plus- de ridicule. Mais quand, à quelques minutes de là, j’ai dit au maître-metteur en scène: «C’est là que vous voulez que je grime?», parce que je n’osais pas dire grimace, qui n’est pas euphonique, on m’est de nouveau retombé dessus. Ce n’est pas toujours drôle d’être fou.

Mais au total, ma connaissance de l’xxxxx avait plus d’avantages que d’inconvénients pour un élève moyennement doué comme moi. Elle m’a donné tout au long de ma scolarité une avance sur mes camarades que je n’ai jamais perdue. Je connaissais beaucoup de choses en géographie, parce que je correspondais dans la langue de Zamenhof avec des enfants du monde entier et que mes lectures étaient internationales. Je connaissais une base de racines germaniques que j’avais assimilées facilement. Pour un Européen qui aborde l’xxxxx, les mots inconnus se trouvent toujours situés dans un ensemble qui comprend une certaine proportion de mots familiers: il ne s’agit jamais d’une masse totalement étrange à attaquer. Considérons des mots très courants comme fenestro (fenêtre), domo (maison), strato (rue). Le francophone a deux racines à apprendre (dont une peut être, selon l’âge et l’étendue du lexique personnel, partiellement connue par des dérivés tels que domicile), l’Anglais deux racines et le Slave deux racines (maison se dit dom en russe et en polonais, dum en tchèque).

En outre, j’avais acquis un solide noyau de racines latines qui m’ont beaucoup aidé à assimiler le vocabulaire français. Quand j’ai rencontré pour la première fois le mot simiesque, je l’ai tout de suite compris: simio veut dire singe en xxxxx. Quand on m’a parlé du nerf crural, je l’ai immédiatement associé au mot courant qui désigne la jambe dans la langue de Zamenhof: kruro. Et comme, pour moi, tête, c’est aussi kapo, je n’ai eu aucune peine à sentir ce qu’avait de commun la famille décapiter, capitaine, capital…

Dans ma folie, j’ai toujours imaginé qu’il y avait un rapport étroit entre le langage et la pensée, c.-à-d. que le langage était un outil qui aidait à penser. Chose curieuse, cette conception m’a été confirmée lorsque j’ai fait des études de psychologie. Quoi qu’il en soit, j’ai toujours eu l’impression que le fait d’apprendre dans l’enfance un langage épousant en souplesse tous les cheminements de la pensée était un atout non négligeable. Je souligne «dans l’enfance», parce qu’il me semble que ceux qui contractent la maladie à l’âge adulte sont trop habitués à couler leur pensée dans les moules rigides de leur langue maternelle. Ce point de détail serait à vérifier. Mais la question qui nous intéresse ici est celle de savoir pourquoi l’xxxxx suit mieux qu’une autre langue le mouvement de l’esprit pensant. La réponse est facile parce qu’il respecte sans aucune exception la principale des lois psycholinguistiques, celle de l’assimilation généralisatrice.

Une tendance universelle de l’esprit humain: l’assimilation généralisatrice
Un enfant de six ans que je connais, a dit dans la même semaine fleurier pour «fleuriste» et journalier pour «journaliste». Pourquoi? Parce qu’il a spontanément assimilé le suffixe -er de la série «boucher, boulanger, charcutier, cordonnier…» et qu’il l’a immédiatement généralisé. Et cet enfant de 12 ans, à qui je mets une goutte de médicament dans son oeil enflammé et qui me dit: «Est-ce qu’il va dérougir vite?» que fait-il, sinon suivre la loi de l’assimilation généralisatrice… et pécher contre la langue française. C’est que toutes les langues nationales sont des dictatrices qui exigent obéissance au détriment de la spontanéité et des besoins de la communication. Il n’y a que l’xxxxx dont on puisse dire: la langue est faite pour l’homme et non l’homme pour la langue.

D’aucuns trouvent l’anglais facile. C’est que les gens sains d’esprit manquent de points de référence. Un pauvre fou comme moi ne comprend pas ce que la communication gagne à l’obligation de dire East Africa, mais Eastern Europe; injustice, mais unjust; I ski, I bicycle, mais pas I car (alors qu’en xxxxx, pas de problème : skio = ski, mi skias = je skie biciklo = vélo, mi biciklas = je fais du vélo, je vais à vélo; auto = auto, mi autas = je vais en auto).

… Qui permet de gagner à la fois en simplicité et en précision
Dans une langue où l’assimilation généralisatrice n’est inhibée par aucune exception, mais est au contraire encouragée par toute la structure linguistique, le sujet pensant éprouve un sentiment de liberté extraordinaire. Pas de camisole de force. Quand vous poursuivez une idée, les mots sont là pour vous servir.

Imaginez que vous meniez une réflexion sur les sentiments et la structure familiale. En français, vous pourrez parler d’un sentiment paternel, maternel, fraternel, amical. Mais quand vous arrivez à l’oncle ? En xxxxx, pour former un adjectif, on remplace le -o final du substantif ou le -i de l’infinitif par la terminaison -a. Si patro = père, et frato = frère, il n’y a pas besoin de mémoriser les mots paternel et fraternel, on les forme soi-même: patra, frata. Le sentiment qu’un oncle éprouve pour un neveu a quelque chose de très particulier, bien différencié par rapport au sentiment paternel ou amical. En xxxxx, il n’y a pas besoin de réfléchir: onkla sento est l’expression qu’il vous faut. Le mot avunculaire existe bien en français, mais vous vient-il à l’esprit en une fraction de seconde, comme un réflexe, à la même vitesse que votre pensée? Et le sentiment du grand-père, n’est-il pas lui aussi spécifique? Grand-paternel n’existe pas en français. En xxxxx, grand-père = avo et l’adjectif correspondant est, bien entendu, ava. Remplacez -a par -e et vous avez l’adverbe.

Quand j’étais enfant, j’ai correspondu avec un garçon qui, pendant une certaine période, terminait ses lettres en écrivant, au-dessus de sa signature, le simple adverbe kuze, «cousinement». Ce mot intraduisible exprime une idée très claire: «je t’adresse des salutations qui expriment les sentiments que l’on a dans les rapports de cousin à cousin». L’évolution, dans le temps, de sa formule de politesse montre bien l’évolution de nos rapports: au début, il mettait samideane (sam-= même, ide-= idée, -ano=partisan, adhérent, membre, habitant); samideano =partisan de la même idée, quelqu’un qui partage les idées de; comparez samreligiano = coreligionnaire, samlandano=compatriote), puis il est passé à amike (amicalement), ensuite à kuze (de kuzo, cousin) pour terminer par frate (fraternellement). A une époque où l’on parle tant de la nécessité de s’exprimer, d’être lucide, «congruent», transparent dans les relations humaines, que peut faire le pauvre francophone avec son lexique mal adapté à la richesse de son psychisme et à la variété de l’expérience humaine ?

Certes, la langue française et les autres langues nationales sont riches et belles, elles méritent notre amour et notre respect. Mais il faudrait leur assigner leur place. Celui qui ne connaît pas de patois ou dialecte perd toute une atmosphère intime, purement régionale, qui a une très grande valeur parce qu’elle nous rattache à nos racines locales. Mais celui qui ne parle qu’un patois et aucune langue nationale perd une quantité énorme de richesses culturelles, de nuances et de possibilités de contact. N’y a-t-il pas un rapport équivalent entre la langue internationale et la langue nationale ? Sans doute faut-il être fou pour souhaiter ce que je préconise : qu’un jour chaque humain possède réellement trois moyens de communication linguistique : le parler régional, la langue nationale, et l’xxxxx, qui correspondent à ses trois niveaux d’appartenance, à trois patriotismes, qui, loin de s’opposer, devraient s’intégrer les uns dans les autres.

Tenez! Voici un autre exemple qui vous donnera une idée du «rendement lexical» du petit investissement que demande l’xxxxx. Il existe dans la langue internationale un suffixe -a^jo, qui désigne l’objet, et un suffixe -ado, qui désigne l’action. A partir du verbe pensi (penser), vous pouvez former trois équivalents du mot français «pensée» : penso est le terme courant, qu’on emploiera le plus souvent, mais si vous discutez philosophie ou psychologie et que vous vouliez préciser les nuances, vous direz pensa^jo pour désigner la chose que vous pensez, la pensée en tant qu’objet d’un acte mental, et pensado pour exprimer le fait de penser, la pensée en tant que processus. Ce ne sont pas des complications farfelues puisque vous ne préciserez ces nuances qu’en cas de besoin. Mais si la situation se présente, le mot est là, dans le potentiel de la langue, et vous n’avez qu’à le construire vous-même. Vous serez compris dans le monde entier. L’occasion pourrait se présenter par exemple si vous traduisez un auteur grec qui différencie noêsis (pensado, action de penser) de noêma (pensa^jo, la chose pensée, la pensée que vous pensez).

Mais qu’est-ce que je raconte? Voilà que mon délire me reprend. J’oublie que, comme le savent tous les gens sains d’esprit, l’xxxxx est une langue pauvre, un code sans vie, le rêve utopique de quelques pauvres fous…

… une maladie favorisant l’intérêt pour la diversité des cultures et des langues
J’ai mentionné ci-dessus mes correspondants. Ils ont joué un très grand rôle dans mon adolescence. Ce n’est pas drôle d’être un malade mental. Mais c’est encore moins drôle d’être seul. Ma grande consolation, c’est qu’il y avait, partout dans le monde, d’autres personnes présentant les mêmes symptômes. A 14 ans, j’avais un correspondant chinois et un correspondant japonais avec qui j’échangeais des lettres extrêmement intéressantes en xxxxx. Ils m’ont donné le goût de la culture asiatique et je ne dirai jamais assez l’enrichissement que cela a représenté pour moi. Si plus tard, J’ai fait un diplôme de chinois, c’est à mon ami xxxxxphone Er Tungguo que je le dois en grande partie.

J’avais aussi des correspondants en Argentine, en Australie, en Suède, en Bulgarie. Un de mes frères a été contaminé (l’xxxxx est contagieux) et lui aussi a correspondu avec des xxxxx-istes de divers pays. Nous avions environ 25 ans lorsque la Tchécoslovaquie d’après-guerre a ouvert ses portes au tourisme. Mon frère et moi fûmes du premier groupe de voyageurs. Je n’oublierai jamais l’accueil chaleureux que nous avait réservé un groupe d’xxxxxphones de notre âge rassemblés par le correspondant de mon frère. Les autres touristes de notre groupe, gens sains d’esprit, n’ont eu aucun contact avec la population locale. Mon frère et moi en avons appris sur la vraie vie tchécoslovaque plus que tous les autres touristes réunis, grâce à ces innombrables conversations directes, spontanées, sans effort et sans interprète, avec les gens du peuple.

Une expérience difficilement transmissible
Qui faut-il croire? Mon expérience, mon vécu personnel, ou les arguments des sceptiques? S’ils ont raison, je n’ai pas pu communiquer, puisque l’xxxxx n’est pas une vraie langue. «C’est une utopie», m’a-t-on répété, «les gens de peuples différents parleront une langue internationale chacun à sa manière, selon ses structures grammaticales, son accent, sa sémantique, et ils n’arriveront jamais à se comprendre». Avec mon esprit débile, je ne vois pas pourquoi un Turc et un Argentin qui se parlent anglais peuvent quand même communiquer dans cette langue, beaucoup plus difficile à prononcer et à manier que l’xxxxx, mais que puis-je répondre ? Ils en savent tous tellement plus que moi. Parce que c’est ça, la grande caractéristique des gens sains d’esprit : ils n’ont pas besoin de l’expérience pour savoir.

Tel linguiste célèbre -qui n’a jamais appris l’xxxxx- n’a-t-il pas affirmé que cette langue pouvait rendre quelques services au niveau des banalités de la vie quotidienne, mais qu’elle ne saurait servir à une communication au sens plein dans les domaines scientifique, philosophique, politique ou littéraire ? J’ai assisté à bien des échanges scientifiques en xxxxx, j’ai souvent discuté, dans cette langue, politique ou philosophie, j’ai été ému par tels et tels poèmes originaux écrits dans la langue internationale par Kurzens, Kalocsay ou Miyamoto Masao. Mais que suis-je à côté d’un linguiste qui n’a pas besoin d’apprendre une langue pour en juger les capacités?

Un historien et homme de lettres très connu a un jour déclaré avec fougue à la Société des Nations, lors de l’examen d’un rapport très favorable à l’xxxxx, établi par le secrétariat de la SDN (rapport bientôt enterré sous le coup d’arguments aussi irréfutables): «En xxxxx, on peut tout traduire, on ne peut rien exprimer». Bien sûr, ce monsieur n’a jamais ouvert un manuel d’xxxxx, il n’a jamais assisté à un débat dans cette langue, mais c’est un homme sain d’esprit, qui était à l’époque titulaire d’une chaire dans une grande université européenne. Face à cette santé mentale, à quoi bon raconter mon expérience de la réalité : tels enfants de père français et de mère norvégienne dont la langue maternelle est l’xxxxx, tel couple flamand-hongrois dont l’xxxxx est la seule langue commune, telle expression qu’il m’arrive d’utiliser spontanément dans la langue internationale et que je suis incapable de traduire dans mon français «natal»?

Vous qui me lisez et êtes sains d’esprit, aidez-moi à comprendre ma maladie Pourquoi diable suis-je blessé dans mon identité d’xxxxxphone quand je lis ce que dit un journal aussi sérieux que Le Monde, lors du décès du Président de la République autrichienne, M. Franz Jonas, qui parlait avec beaucoup d’aisance la langue internationale. L’article qui lui est consacré le 25 avril 1974 contient le passage suivant:

Ce handicap, joint à (…) son goût trop affiché pour l’xxxxx et la photographie en couleur, fait sourire». Comme c’est subtil ! Comme le journaliste transmet habilement son message, sans y toucher à pleines mains…! Mais non, je ne comprend pas. Quand Jonas et Tito se sont entretenus en xxxxx, seuls à seuls, qu’ont-ils fait qui prête à sourire?

Un des graves problèmes, pour les malades mentaux, est celui de leur insertion sociale. Il existe heureusement deux grands débouchés: les organisations internationales, d’une part, les professions psychologiques, d’autre part. J’ai eu la grande chance d’être admis dans les unes et les autres.

Une folie renforcée par l’expérience professionnelle
Je suis devenu fonctionnaire de l’ONU parce que j’avais appris plusieurs langues. C’est une complication assez fréquente de la maladie « xxxxx ». Mes correspondants m’avaient donné le goût des cultures étrangères. En outre, je savais par expérience qu’il était possible de maîtriser une autre langue. Mais surtout -telle est du moins la façon dont mon délire systématique explique aujourd’hui les faits- je m’étais déconditionné par rapport à ma langue maternelle. Apprendre une langue suppose en effet deux opérations, un décodage et un recodage. Pour moi, le décodage s’était fait facilement. En xxxxx, les structures grammaticales sont immédiatement perceptibles, puisque la langue est tout à fait régulière et que les rapports entre les mots, ou, sémantiquement, entre les notions, sont exprimés par des terminaisons ou des affixes bien visibles. J’avais donc assimilé sans m’en rendre compte une grammaire universelle qui m’a incroyablement facilité l’apprentissage des autres langues.

Le francophone qui apprend l’allemand, par exemple, doit passer d’un système complexe, rigide et arbitraire à un autre système complexe, rigide et arbitraire sans que rien facilite l’articulation entre les deux systèmes. Pour passer du français je vous remercie à l’allemand ich danke ihnen, il faut apprendre à relativiser deux choses:
la place des mots dans la phrase, et la nature directe ou indirecte du complément d’objet (ihnen est un datif). Quand j’ai appris l’xxxxx, je disais au début, suivant la structure française, mi vin dankas, mais je n’ai pas tardé à remarquer dans les livres ou revues que je lisais, dans les lettres de mes correspondants ou les énoncés de mes interlocuteurs, qu’il n’y avait rien d’incongru à dire mi dankas vin, mi al vi dankas ou mi dankas al vi. Le déconditionnement était opéré.
Tout le monde sait qu’il est beaucoup plus facile d’apprendre la deuxième langue étrangère que la première. Pourquoi ? Parce que l’étape décodage est franchie. Comme les structures linguistiques apparaissent de manière concrète en xxxxx, le décodage à l’aide de cette langue est particulièrement utile. Apprendre l’xxxxx, c’est à la fois assimiler un noyau de vocabulaire étranger, faire de l’analyse grammaticale et acquérir des réflexes qui représentent une salutaire prise de distance par rapport à la langue maternelle.

Le plus artificiel est-il vraiment celui qu’on croit?
Quoi qu’il en soit de ces explications, je suis devenu fonctionnaire de l’ONU. J’étais à peine arrivé dans la grande maison de verre qu’on m’envoyait en séance: j’étais chargé d’établir le compte rendu analytique d’un petit comité. Quelque temps avant mon départ pour New-York, j’avais participé à une réunion xxxxx-iste. Il y avait un Japonais, un Hongrois, un Brésilien, un Belge francophone, un Islandais… Le Japonais avait commencé à apprendre l’xxxxx deux ans plus tôt, le Hongrois neuf mois avant la réunion, les autres, je ne sais pas. Le souvenir des débats, animés, spontanés, vivants, pleins d’humour résonnait encore à mes oreilles.

C’est plein de cette expérience, que j’ai pénétré dans la petite salle de réunion où m’envoyait mon chef onusien. Le hasard a voulu qu’il y ait là aussi un Hongrois, un Brésilien et un Japonais, mais les autres étaient un Français, un Américain, un Soviétique et un Syrien. C’était extraordinaire. On leur distribuait des documents dans quatre langues différentes. Ils parlaient devant un micro et avaient sur les oreilles des écouteurs où des interprètes leur susurraient dans une langue généralement autre que la leur ce qui se disait en séance. Pour ces sept personnes, il y avait huit interprètes et un technicien.

Le Français était un méridional plein de verve qui ne cessait de faire des bons mots et de tenter de mettre dans cette réunion sévère un élément de fantaisie. Dans son enthousiasme rieur, il avait tendance à donner des coups de coude à son voisin soviétique ou à le tirer par la manche en souriant de toutes ses dents. Je n’oublierai jamais son visage chaque fois déçu lorsqu’il voyait que le Soviétique ne réagissait pas. C’est qu’il y avait un décalage d’un quart ou d’une demi-minute entre la phrase humoristique du Français et le sourire amusé du Russe. Le Brésilien, lui, n’a jamais souri. Non qu’il fût d’humeur chagrine. Mais, bien que de langue portugaise, il écoutait l’interprète espagnole et cette jeune femme n’était pas inspirée: les finesses du Français étaient, dans la langue de Cervantès, soit omises, soit tristement aplaties.

Le moment le plus intéressant, pour le fou que je suis, a été la pause. Tout le monde est passé dans une petite salle voisine où l’on avait servi quelques rafraîchissements. En sirotant leur jus d’orange ou leur café, les experts (c’étaient tous des universitaires de haut vol) se regardaient sans mot dire, ou baragouinaient quelque petit-nègre s’apparentant de très loin à la langue de Shakespeare. Souvent ils nous demandaient de traduire phrase après phrase ce qu’ils voulaient se dire.

Surpris de cette façon de procéder, mon esprit malade a émis une hypothèse: sans doute ces messieurs n’ont-ils pas eu le temps d’apprendre une langue où le rapport entre l’investissement en énergie et l’efficacité soit optimal pour la communication. Je les ai donc interrogés l’un après l’autre. Le Hongrois avait mis sept ou huit ans pour arriver au niveau assez lamentable où il s’exprimait en russe. Le Japonais avait appris l’anglais pendant 10 ans, mais il donnait énormément de mal aux interprètes à cause de son accent (je me souviens notamment qu’on ne savait jamais s’il disait premier ou troisième, first et third étant prononcés par lui d’une façon pratiquement équivalente).

Des investissements en argent et en énergie sans mesure avec les résultats obtenus
Les gens sains d’esprit sont vraiment bizarres. Ainsi, ils avaient passé un temps fou pour apprendre des langues qu’ils ne maîtrisaient pas et qui ne leur permettaient pas de se comprendre directement. Mais là où vraiment j’ai heurté comme un mur les limitations qu’engendre mon handicap mental, c’est quand je me suis renseigné sur l’aspect financier du problème. A la réunion en xxxxx à laquelle j’avais participé avant mon départ pour l’ONU, les dépenses linguistiques s’étaient élevées à 0fr. 0 centime. Ici, pour mal se comprendre, ils dépensaient une fortune.

J’ai entrepris quelques recherches sur ce point, mais je n’ai pas eu la force de les poursuivre. C’est dommage. Les budgets des organisations internationales sont très intéressants. L’année de mes recherches, la Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le Développement, qui s’était tenue à New Delhi, avait coûté quelque 8 millions de francs suisses. Sur ce chiffre, 4 millions étaient affectés exclusivement au système multilingue employé, et cette somme ne comprenait ni la multiplication des dépenses d’électricité, de papier, d’amortissement des machines à écrire et autre matériel, ni les frais occasionnés par le recrutement des 190 interprètes, réviseurs et traducteurs temporaires engagés spécialement pour la Conférence au prix de mille difficultés: En mai 1975, l’Assemblée de l’Organisation mondiale de la Santé a adopté le principe d’accorder à l’arabe et au chinois le statut de langues de travail. Le Secrétariat de l’OMS évalue à 5.000.000 de dollars par an le coût minimal de cette décision. Cette somme permettrait de sauver la vue de 10 000 000 de personnes atteintes de trachome qui vont devenir aveugles faute d’argent pour les soigner.

Je m’avoue vaincu. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi le contribuable sain d’esprit accepte de financer de telles opérations. Pourquoi consacrer des milliards à la traduction, à l’interprétation et à la dactylographie multilingue, alors que ce sont des opérations purement stériles, puisque dans le monde de fous où je vis, nos réunions internationales s’en passent fort bien et que la communication est meilleure ?

J’ai essayé de faire part de mon expérience aux personnes compétentes, mais j’ai vu les visages se fermer, les sourcils se froncer, des sourires ironiques se dessiner. Les gens sains d’esprit savent que l’xxxxx est une chose peu sérieuse, une manie de quelques farfelus.

Il y a deux solutions au problème de la communication entre étrangers. Celle des gens sains d’esprit consiste à estropier des langues difficiles comme l’anglais et le français, après des années et des années d’étude, dans des réunions où règne une jolie inégalité linguistique et où de toutes façons on ne se comprend pas sans interprètes ni traducteurs. Cette solution est très supérieure à celle des fous, en argent notamment

La solution des malades mentaux de ma catégorie consiste à adopter pour les relations entre étrangers une langue bien adaptée aux exigences du psychisme humain, pour que les personnes de toutes les cultures puissent s’y sentir à l’aise. En effet, qu’est-ce qui inhibe l’expression linguistique ? Les difficultés de la grammaire et de l’usage, le manque du mot correspondant au concept. Dans une langue comme l’xxxxx, où il faut cinq secondes pour apprendre à former le pluriel de tous les substantifs, cinq secondes pour apprendre à former le présent de l’indicatif (ou le futur, ou le conditionnel…) de tous les verbes à toutes les personnes, cinq secondes pour apprendre à former un adjectif à partir de tout nom et inversement, le rendement de chaque minute d’apprentissage est extraordinaire et l’expression linguistique est on ne peut plus aisée. Quel sentiment agréable, de ne pas avoir à se demander à tout instant si on dit “vous disez” ou “vous dites”, “on the bus” ou “in the bus”, “er helft mich” ou “er hilft mir”!

Nous autres xxxxx-phones avons la même facilité pour le vocabulaire. Il nous a fallu cinq secondes pour apprendre à former écurie, chenil et porcherie à partir de cheval, chien et cochon, cinq secondes pour apprendre à former jument, chienne et truie, cinq secondes pour apprendre à former poulain, chiot et porcelet.

Si d’aventure on en a besoin, le mot est là, immédiatement présent à l’esprit, alors qu’en anglais ou en allemand, même après 10 années d’étude…

Il faut être fou comme moi pour juger préférable de communiquer entre étrangers avec spontanéité, sans dépenser un sou, après un apprentissage de durée raisonnable (il faut 167 heures pour arriver en xxxxx au niveau qui, en anglais, demande 1200 heures d’étude; cela n’a rien d’étonnant si l’on considère que 80 à 90 % des difficultés d’une langue n’apportent rien à la communication). Pourquoi diable adopter une solution aussi simple, alors qu’il est possible d’en choisir une beaucoup plus compliquée, qui, de surcroît, confère à quelques langues un statut privilégié, avec toutes les conséquences économiques et politiques qui en résultent?

Nous autres fous, nous sommes tous sur le même pied, avec chacun son accent étranger, chacun utilisant une langue qui n’est pas celle de son pays. Chez les gens sains d’esprit, le délégué norvégien ou finlandais, le Hongrois et le Mongol, le Grec et le Portugais parlent une langue étrangère, alors que l’Anglais, l’Américain, le Français, le Russe utilisent leur propre idiome. Quel avantage sur les autres! Quelle arme redoutable, dans des débats où le ridicule est si important!

Un jour, dans mon délire, j’ai raconté l’expérience vécue du francophone que je suis: «En Belgique, les seuls Flamands avec qui je n’éprouve dans la communication aucune gêne, ni linguistique, ni psychologique, sont ceux avec lesquels je parle xxxxx». Les gens normaux qui m’entouraient ont secoué la tête avec pitié. Je savais ce qu’ils pensaient : «Pauvre type! Il est bien brave, mais…» Quelle idée saugrenue que la mienne! Mais mon délire m’empêche de les comprendre. Je les entends crier: «Droit du sol», «Droit de la majorité» et je vois les poings se fermer, les visages se durcir, et telles candidatures éliminées d’office…

Il faut être fou pour proposer comme solution une langue «artificielle», comme disent les gens sains d’esprit. C’est vrai qu’elle est artificielle. Quand nous rigolons ensemble à cinq de cinq pays différent autour d’un sympathique «pot», il suffit de nous voir et d’entendre la rapidité de notre débit pour comprendre comme nous sommes guindés dans notre artificialité. Tandis qu’avec leurs fils, leurs micros, leurs boutons sélecteurs et leurs dizaines de traducteurs qui s’affairent une nuit durant dans les coulisses pour que les documents sortent dans toutes les langues de travail à la séance du matin, les gens sains d’esprit ont trouvé la solution «naturelle». Le micro, la cabine d’interprètes, les écouteurs, voilà la nature. La bouche et les oreilles sans intermédiaire? Oh horreur! Vous êtes fou?

Je suis fou. Je vois bien vos sourires. Vous êtes gentils, merci. Mais n’essayez pas de me convaincre. Il y a trop longtemps que ça dure. Je crains que mon cas ne soit désespéré.

Psychologie / Liste d’articles en français

Charles Baudouin: Synthèse ou syncrétisme

Faut-il coordonner les diverses théories? • Les différenciations de la tendance au plus-être • La difficulté de coordonner les axes • La structuration de la personnalité selon Baudouin • La théorie des instances et le conflit psychique • Les instances: zones libres de conflits? • Autres synthèses isomorphes • Conclusion • Bibliographie

On dit facilement de Charles Baudouin que son système est fait de bric et de broc, qu’il a pris un peu de Freud, un peu de Jung, un peu d’Adler, et que cela ne tient pas debout parce qu’il n’y a aucun sens à mettre ensemble des éléments aussi disparates. En un mot, ce serait du syncrétisme.

Pour quelques-uns d'entre nous, il ne s'agit pas de syncrétisme mais de synthèse. Comment nous départager? Notons tout d'abord que le caractère disparate des éléments ne suffit pas pour éliminer l'idée d'une synthèse réussie. Le corps humain en offre un bon exemple: quoi de plus disparate qu'un œil et un intestin grêle, un neurone de votre cerveau et un os de la boîte crânienne? Il y a dans notre corps du dur et du mou, du liquide et du solide, mais ce n'est pas du syncrétisme. C'est une synthèse parce que chaque élément est à sa place et s'intègre dans une unité cohérente qui lui est supérieure. Rien ne permet de penser que le psychisme soit plus homogène, et s'il en est ainsi, une vision réaliste du psychisme devra nécessairement intégrer des éléments d'une très grande disparité. Quels critères pourrait-on adopter pour déterminer s'il s'agit d'une synthèse ou d'un syncrétisme? Le principal est incontestablement le critère de cohérence interne, mais il y en a d'autres: par exemple, il faut voir si la théorie examinée constitue un système conceptuel efficace, c'est-à-dire un outil qui permet de mieux saisir le réel, et s'il existe une explication à la cohérence, un niveau supérieur aux éléments disparates intégrés et qui explique pourquoi ils sont ce qu'ils sont et pourquoi ils se situent à telle ou telle place. Si nous constatons en outre que la doctrine étudiée est conforme à des descriptions du réel faites indépendamment et que des synthèses structurées de façon analogue ont été faites par ailleurs, la question se posera de savoir s'il ne s'agit pas tout simplement d'une découverte, et non d'une construction théorique.

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Faut-il coordonner les diverses théories?

Avant de voir si nos critères se vérifient, il faut peut-être poser la question: pourquoi vouloir mettre ensemble des théories différentes? Deux types d’arguments militent en faveur d’une telle mise en ordre.

D'une part, c'est une question de rigueur intellectuelle. Nous nous trouvons ici devant quatre possibilités:

Les différenciations de la tendance au plus-être

Mais poursuivons notre réflexion sur la position respective des grandes théories de l’inconscient. Baudouin aimait à parler de la tendance au plus-être. Il y a, disait-il, chez chaque être humain, une tendance à être plus, à devenir davantage. Et effectivement, il est frappant qu’il soit impossible d’empêcher la croissance d’un enfant. La seule façon d’empêcher un enfant de croître, c’est de le tuer. Du moment qu’il vit, il grandit. On peut déformer la croissance, on peut l’orienter, mais on ne peut l’empêcher. La première tendance que manifeste donc l’être humain, au moment déjà où il consiste en une seule cellule, est une tendance à être plus, à croître, tout d’abord quantitativement, mais très vite qualitativement: les cellules qui se multipliaient ne tardent pas à se différencier en trois types, les trois feuillets embryonnaires. On voit ainsi apparaître l’endoderme, qui donnera naissance au système digestif, le mésoderme, qui produira les muscles, les os, le sang, et l’ectoderme qui deviendra la peau, les organes des sens et le système nerveux.

On peut se demander si à chacune de ces différenciations de la croissance ne correspond pas une tendance fondamentale de l'être. C'est un fait que si l'on observe les bébés, on s'aperçoit que dans les moments où ils ne sont pas purement passifs, il ne présentent que trois types d'activité: ils tètent, ils remuent telle ou telle partie de leur corps, ou ils s'exercent au contact avec le monde des gens et des choses. Et Piaget ne nous faisait-il pas observer naguère que de tous les réflexes du nouveau-né, trois seulement donnaient naissance, par différenciations successives, à toutes les conduites de l'enfant et de l'adulte: le réflexe de succion, le réflexe de préhension et le réflexe oculocéphalogyre? Le rapprochement avec les trois tendances fondamentales dont je fais l'hypothèse - avec les trois "métasystèmes" qui constituent notre corps - est extrêmement tentant. Dans cette conception à l'endoderme - au bébé qui tète - correspondrait la tendance à jouir (et à éviter la douleur), au mésoderme - au bébé qui remue bras et jambes - la tendance à se mouvoir, à agir, à réaliser son potentiel d'action (et à éviter d'être mis dans l'impossibilité de faire quelque chose), et à l'ectoderme - au bébé qui regarde (qui cherche à établir un contact) et qui explore (qui cherche à comprendre son environnement) - la tendance à entrer en relation avec le monde extérieur d'une manière qui assure la sécurité (et à éviter toute menace). Dans cette perspective les grandes théories psychologiques apparaissent comme se limitant chacune à un aspect de la tendance fondamentale du psychisme. Freud et Reich auraient ainsi privilégié la tendance à jouir, Jung et Rogers la tendance à se réaliser, Adler et Karen Horney la tendance à être en relation d'une manière non menaçante avec les gens, Piaget ayant étudié la même tendance en ce qui concerne la relation avec les choses. Chaque auteur aurait ainsi mis l'accent sur une portion du réel psychique à laquelle il s'identifie personnellement pour des raisons tenant à son histoire personnelle, à ses propres angoisses, à ses propres intérêts.

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La difficulté de coordonner les axes

Si l’intégration en une même synthèse des diverses théories est une obligation de la rigueur intellectuelle et de l’éthique, pourquoi Baudouin est-il pratiquement le seul qui se soit lancé dans cette entreprise? Parce qu’il n’y a pas de synthèse sans coordination d’axes différents et que toute coordination d’axes est une activité qui, comme l’aurait dit Janet, est “psychologiquement coûteuse”. Si, affectivement, la solution de facilité consiste à ne pas détrôner le père qu’on s’est donné, intellectuellement, elle consiste à ne regarder qu’un seul axe.

La difficulté de coordonner les axes ressort très nettement des travaux de Piaget. Prenons l'exemple de la conservation des liquides. Si vous placez une même quantité de sirop dans deux verres hauts et étroits devant un enfant de quatre ou cinq ans en vous assurant que pour lui les deux verres contiennent exactement la même quantité, puis que, sous ses yeux, vous versez le contenu de l'un des verres dans un verre bas et large, l'enfant n'arrive pas à comprendre que la quantité de sirop est toujours la même. Il voit un verre où le sirop monte jusque-là, un autre où il n'arrive qu'ici, et pour lui il y a plus dans l'un que dans l'autre. Il ne saisit pas que ce qui est perdu en hauteur est gagné en largeur et inversement. Il n'a pas la capacité de coordonner l'axe horizontal et l'axe vertical (Piaget et Inhelder, 1969). Cette même difficulté se retrouve chez l'adulte dès qu'on sort de la vie courante. Et cela se produit notamment dans le cas des théories de l'inconscient. Freud utilise un axe vertical. En bas, il y a les ouvriers qui assurent le fonctionnement de l'entreprise mais sont facilement en conflit entre eux et avec la direction, En haut il y a le conseil d'administration, qui ne cesse de dire au directeur: "Il faut faire ceci, il faut faire cela, vous auriez dû faire ceci et pas cela..." Et, coincé entre les deux, il y a le pauvre directeur, qui ne sait comment contenter les uns et les autres et doit en plus s'occuper du réel, c'est-à-dire de la clientèle. C'est un axe vertical, hiérarchique. Jung utilise un axe horizontal, un axe qui va dans le sens extérieur-intérieur. Il envisage tout d'abord une façade, puis la maison proprement dite, et, derrière, un débarras où l'on trouve toutes sortes de vieilleries, aussi bien des objets précieux que les preuves des crimes passés, et qui communique avec une forêt peuplée d'êtres étranges, mais où il y a aussi des trésors enfouis. Il me semble qu'on s'évite bien des contresens si l'on considère, comme Baudouin, qu'un conseil d'administration est autre chose qu'un service de public relations. Quand on me dit: "pourquoi ne choisissez-vous pas entre Freud et Jung? Vous essayez de ménager la chèvre et le chou, il faut savoir s'engager, que diable! opter pour une doctrine et s'y lancer à fond," j'ai l'impression qu'on me dit: "Pourquoi diable voulez-vous coordonner la verticale et l'horizontale? Votre système n'est ni chair ni poisson. Décidez-vous en faveur de l'un des deux axes et ne perdez pas votre temps à essayer de concilier des directions orientées de façon totalement inconciliable." Il y a à première vue quelque chose de très sympathique dans ce discours qui prône l'engagement et semble exclure les positions tièdes. Mais, pour ne rien dire du fait que cette attitude revient à fuir le conflit, et non à l'assumer, on ne peut apprécier une quantité de liquide que si l'on coordonne l'axe horizontal et l'axe vertical. De même, on ne peut comprendre une personnalité que si l'on tient compte des axes différents par lesquels les diverses écoles l'abordent. Pour que vous le saisissiez mieux, je dois vous expliquer rapidement comment, selon Baudouin, se structure la personnalité au cours des six ou sept premières années de la vie (Baudouin, 1961, pp. 77-116; Baudouin, 1950, pp. 207-229).

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La structuration de la personnalité selon Baudouin

Cette structuration se fait suivant un mouvement ascendant et selon une double dialectique: dialectique entre l’être et le milieu d’une part, dialectique entre les instances qui constituent la personnalité d’autre part. Dans ce fait on trouve déjà un argument en faveur de l’idée qu’il s’agit d’une synthèse et non d’un syncrétisme, car ce type d’évolution nous est bien connu par ailleurs. On le retrouve dans l’histoire des modes, dans l’histoire des idées, dans la théorie de Hegel comme dans l’œuvre de Marx1, et dans la manière dont Piaget a établi que se forme l’intelligence, par une série d’équilibrations et de ruptures d’équilibre successives suivant un mouvement ascendant.

Il est intéressant d'observer que les deux instances que Baudouin place à la base du psychisme se retrouvent dans cette situation typique de régression qu'est le sommeil. Il y a toute une portion de notre sommeil qui se caractérise par une sorte d'absence totale de l'être, d'être en tant que sujet, par des rythmes d'une précision inouïe, par une parfaite régularité des ondes cérébrales. Le cœur bat régulièrement, la respiration est cadencée et le ronflement a lui aussi la régularité d'une machine. Sur le plan psychique il ne se passe rien, la vie est purement automatique. Et puis brusquement, le dormeur change d'attitude. Son cœur se met à battre de façon aberrante, sa respiration peut devenir haletante, l'électroencéphalogramme semble s'affoler, le tracé perdant toute régularité. Les yeux du dormeur se mettent à s'agiter dans tous les sens. C'est la phase de mouvements oculaires rapides, pendant laquelle nous rêvons. Très souvent, pendant cette phase, les hommes ont une érection. Dans la vie automatique, rythmée, sans présence subjective, un autre être a fait irruption, un être fait de désir, d'angoisse, de créativité onirique, d'instincts, de pulsions, de fantasmes. C'est ce que Freud appelle le Ça et que Baudouin désigne sous le nom de Primitif. Ainsi, à la base du psychisme, Baudouin discerne deux noyaux de personnalité totalement différents, puisque l'un tend à être le moins présent, le moins engagé, le moins personnel possible - sa devise est: "Surtout, pas d'histoires!" , "Pas de changement!" - alors que l'autre veut jouir, réaliser, être, foncer, quitte à faire mal et à se faire mal, bref, est un être bouillonnant des pulsions les plus contradictoires. L'instance dite Automate tend vers un minimum d'intensité, alors que l'instance dite Primitif, ou Ça, tend vers un maximum d'intensité. Les seize premiers mois de la vie sont marqués par l'alternance de ces deux instances au poste de commandement, l'Automate prédominant au début, et le Primitif s'extériorisant de plus en plus au fur et à mesure que l'enfant approche et entame sa deuxième année de vie.2 Pour tenter de résoudre la contradiction entre ces deux êtres qui le constituent, l'enfant, à l'âge où il commence à parler, cherche un principe de comportement dans la relation avec le milieu. Il devient pour lui absolument essentiel de plaire. Ainsi se forme l'instance que Baudouin désigne sous le nom de Persona, nom emprunté à Jung, et que l'on aurait aussi bien pu appeler "Personnage". Ce qui compte, à ce stade, c'est d'être intéressant, d'être admiré, d'être un centre d'attention et en même temps d'être harmonieusement intégré dans le milieu. Il va sans dire que cette tendance ne tarde pas à entrer elle-même en conflit avec l'instance précédente, le Ça, ou Primitif, qui pousse à des comportements incompatibles avec le besoin de plaire à l'entourage. Le jeu dialectique continue donc et l'enfant suscite une quatrième instance, le Moi, qui va assurer l'adaptation intelligente au réel, et, pour cela, arbitrer, prendre les décisions et trancher. En même temps que le Moi se forme l'image du Moi, mais l'enfant n'est pas intellectuellement équipé pour se faire une image de lui-même qui corresponde à la réalité, ne fût-ce que parce qu'il faudrait à cet effet qu'il sache coordonner les axes, et d'autre part sa réalité (notamment au niveau du Ça) est trop terrible, trop dangereuse, vue du point de vue du milieu. L'image qu'il se fait de lui-même n'est acceptable qu'au prix d'une mutilation de toute une part de réalité. Il rejette dans l'ombre une énorme partie des éléments qui constituent son être. En termes freudiens, il les refoule. Ainsi se forme une cinquième instance, l'Ombre. Il y a entre le Ccedil;a et l'Ombre la différence qu'il y a entre une pulsion agressive et un sentiment de haine inconscient. Les pulsions du Ça sont les pulsions toujours nouvelles, jaillissantes, qui ont la fraîcheur de la jeunesse; l'Ombre se compose d'éléments qu'une vie prolongée dans la clandestinité finit par structurer. Le Ça est un délinquent impulsif, l'Ombre une organisation de hors-la-loi. Mais les éléments qui se groupent et s'organisent dans l'Ombre ne sont pas des abstractions. C'est de la vie, et la vitalité ne se tient pas facilement pour battue. Aussi l'Ombre cherche-t-elle constamment à envahir le Moi, et c'est la période de cauchemars, de peur du noir, de rêves de cambriolage et autres irruptions que connaissent bien les psychologues de l'enfant. Parce que c'est insupportable, l'enfant s'en tire, toujours suivant le même processus dialectique, en faisant appel au milieu, c'est-à-dire en introjectant les modèles d'autorité qu'il a sous les yeux. Il se forge un Surmoi et acquiert ainsi les notions de bien et de mal. Le processus dialectique pourrait s'arrêter là, dans un état de guerre larvée, de guerre froide entre les troupes d'occupation, qui font régner l'ordre par la force, et toute une partie de la population qui ne se résigne pas à la défaite, quitte à passer dans la clandestinité. En fait, surtout si l'enfant vit dans un milieu favorable à l'épanouissement de la personne, il apparaît souvent un adoucissement des positions respectives, l'introduction d'une démocratie entre toutes ces instances et ce que Baudouin appelle, en empruntant le terme, via Jung, à la métaphysique hindoue, le Soi. Mais celui-ci est un concept limite et le temps dont je dispose ne me permet pas de vous en parler avec plus de précision. Ce qu'il importe de comprendre, c'est que toutes ces instances, toutes ces "personnalités partielles" qui nous constituent, ne cessent de vivre et donc de croître en se perfectionnant. L'Automate assimile constamment de nouveaux gestes, de nouvelles habitudes, de nouveaux automatismes. Le Primitif (Ça) est une source jaillissante de pulsions qui ne cessent qu'avec la mort de produire désirs et frustrations. La Persona est un ensemble de rôles qui s'affinent, tandis que de nouveaux rôles s'ajoutent aux anciens au fur et à mesure que la vie nous confronte à des situations nouvelles. Le Moi ne cesse et d'élaborer l'image de soi-même et tous les instruments intellectuels et autres dont il a besoin pour exercer sa fonction d'arbitre et assurer l'adaptation au réel. De nouvelles pulsions émanant du Primitif vont constamment se structurer dans l'Ombre pour former des nœuds très complexes. Le Surmoi intègre de nouveaux articles à son code de droits et de devoirs, ou amende certaines positions antérieures. Et en tendant de plus en plus vers le Soi, l'être qui ne s'est pas figé essaie de parfaire l'art de l'harmonie, de la créativité et de la sagesse.

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La théorie des instances et le conflit psychique

Nous avons vu qu’un argument en faveur de la synthèse était que le tableau élaboré devait être conforme à la réalité reconnue. Or, si l’on étudie les ouvrages sur le développement de l’enfant faits par des psychologues qui ont travaillé sur la base de l’observation, avec le minimum de références théoriques - je pense à des auteurs comme Sandström (1966) ou Gesell et Ilg (1940, 1946) - on constate que, sans connaître le moins du monde l’œuvre de Baudouin, ils décrivent étape après étape des comportements correspondants exactement à la succession et aux caractéristiques des différentes instances. La probabilité statistique que des recoupements aussi complexes soient dus au hasard est pratiquement nulle.

Je vous ai dit également que pour qu'il y ait synthèse, et non syncrétisme, il fallait qu'on aboutisse à un système conceptuel efficace. Je crois que la structuration de la personnalité d'après Baudouin répond à ce critère et je vais essayer de vous le montrer avec des exemples portant sur des vécus conflictuels typiques.

Primitif (Ça) ←→ Surmoi

Le conflit classique se situe sur l'axe freudien, c'est-à-dire entre le Ça et le Surmoi. Prenons l'exemple d'une jeune fille élevée dans une civilisation méditerranéenne où il est exclu d'avoir des relations sexuelles avant le mariage. Son Surmoi a bien assimilé cette consigne. Mais c'est une fille qui a du tempérament et elle se trouve maintenant en présence d'un homme qui lui fait de l'effet et qui manifeste le désir de se payer du bon temps avec elle. Elle est tentée de céder. La tension qu'elle vit est une tension entre le Ça et le Surmoi.

Primitif (Ça) + Persona ←→ Surmoi

Maintenant imaginons que cette jeune fille fait des études dans une université où tous les étudiants considèrent la continence comme une aberration des siècles passés. Toutes les amies de cette fille sont fières de ne plus être vierges. Quand elle les écoute, elle se sent différente, anormale, mal intégrée. Le désir d'être intégré dans le groupe, nous l'avons vu, relève de la Persona. Si notre jeune fille se trouve en présence de l'homme qui lui fait de l'effet, le conflit va être plus complexe. Le Surmoi aura à lutter à la fois contre le Primitif - le Ça - et contre la Persona.

Primitif (Ça) + Surmoi ←→ Persona

Mais une autre situation peut se présenter, très fréquente de nos jours. La jeune fille se trouve avec un homme qui ne lui plaît pas du tout, ni physiquement, ni moralement. Cet homme la presse de le suivre au lit. Et bien qu'elle ne l'aime pas, qu'elle n'ait pas envie de la chose, elle perd, dans ses bras, sa virginité. Pourquoi? Le Surmoi était contre, le Ça était contre, puisque cet homme ne l'attirait pas et qu'il n'y avait chez elle à ce moment aucun désir, aucune perspective de plaisir. Elle a accepté tout simplement parce que la Persona l'a emporté. Elle a accepté pour pouvoir se dire à elle-même, et éventuellement aux autres: "Je suis normale, je ne suis plus vierge."

Primitif (Ça) + Moi + Surmoi + Persona ←→ Automate

Continuons. Voici une autre jeune fille, qui n'a jamais eu d'éducation morale sévère et pour qui coucher avec un homme n'a rien de répréhensible. Le Surmoi ne comporte donc pas l'interdiction des rapports sexuels hors mariage. Elle vit dans un groupe où la virginité est tenue pour ridicule. Il y a un instant, elle se trouvait aux côtés d'un homme qui lui plaisait et lui proposait de partager sa couche. Et pourtant elle a dit non, sans savoir pourquoi, et elle se retrouve seule, en train de pleurer, en se jugeant parfaitement ridicule puisqu'elle avait bien décidé, rationnellement (niveau du Moi), qu'à la première occasion elle perdrait sa virginité. Il y a ici alliance du Surmoi, de la Persona, du Ça et du Moi. Qui a vaincu cette triple alliance? L'Automate. C'est en effet une jeune personne chez qui l'Automate est très fort. Pour elle, faire quelque chose de nouveau est extrêmement difficile. Elle vit dans la routine, suivant le principe "sécurité avant tout, ce qui est inconnu est dangereux, de même que ce qui est trop intense." Pour elle, sortir de sa coquille est affreusement désécurisant, et cette attitude fondamentale a été plus forte que sa décision et que son désir.

Primitif (Ça) + Moi + Surmoi + Persona + Automate ←→ Ombre

Autre cas: une fille jeune, qui adore le risque, l'aventure et le changement, c'est-à-dire chez qui l'Automate est limité à son rôle de serviteur de l'action et n'a aucun pouvoir inhibiteur. Son Surmoi ne contient aucune interdiction quant à la vie sexuelle, le groupe fait pression dans le sens du laxisme, elle a décidé de vivre pleinement sa génitalité et la voici avec un très bel homme qui lui fait un effet fantastique. Et pourtant elle dit non. Pourquoi? Parce que c'est un type d'homme qui active chez elle un complexe: une peur s'est structurée en elle au niveau de l'Ombre, pour toutes sortes de raisons qui demanderaient une analyse fouillée. Bref, pour moi tout au moins, la synthèse de Charles Baudouin représente un outil conceptuel extrêmement fin qui permet d'exprimer de façon nuancée des situations conflictuelles fréquentes à notre époque, qu'il est beaucoup plus difficile de cerner - encore une fois, pour moi tout au moins - avec les concepts des autres auteurs.

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Les instances: zones libres de conflits?

Ce qui m’a frappé, en méditant sur la synthèse de Baudouin, c’est que ces instances, à l’exception peut-être du Primitif, répondent exactement aux critères qui définissent la structure dans l’école structuraliste actuelle (Piaget, 1970, pp. 5-16). De même, une réflexion du type “analyse de la variance”, analysant les mobiles des conduites et étudiant les sources de variation “inter” et “intra” aboutit à de fortes présomptions en faveur de l’hypothèse Baudouin, mais nous lancer ici sur cette piste nous entraînerait trop loin. Dans cet ordre d’idées, je voudrais seulement vous faire part d’une hypothèse peut-être audacieuse que j’ai formulée, tout en soulignant qu’il ne s’agit que d’une hypothèse et qu’une exploration plus poussée sera nécessaire pour établir si elle tient debout.

Je me demande si, dans les cas non pathologiques, les instances de Baudouin ne sont pas, pour l'essentiel, des zones libres de conflit, peut-être à l'exception du Primitif, ou plus exactement des zones où il n'y a pas conflit dans une situation donnée. Ce que je vise ici, ce ne sont donc pas les conflits enracinés dans la personnalité, mais les conflits actuels, les tensions psychiques suscitées par une situation précise, limitée. Prenons l'Automate. J'ai un certain nombre d'automatismes, mais il ne me semble pas qu'ils soient jamais en conflit entre eux. J'ai un automatisme pour taper à la machine, un autre pour écrire en sténo, un troisième pour écrire normalement, mais quand j'écris d'une certaine façon, les autres n'interfèrent pas. Chez les personnes chez qui le besoin de routine, de non-subjectivité, est primordial, ce n'est pas au niveau de ces routines que se situent les conflits, bien au contraire: elles sont toujours coordonnées. Ou prenons la Persona. Je joue un certain nombre de rôles. Que je joue à l'enseignant, à l'analyste, au père de famille ou au cuisinier, mes rôles sont coordonnés entre eux. Ils ne sont pas conflictuels. Bien sûr, il peut y avoir de légers conflits, par exemple le visage que je présente à ma mère n'est pas forcément le même que celui que je montre en présence des amis, et si le hasard veut que je me trouve en même temps avec ma mère et des camarades, je peux vivre un léger conflit de rôles. Mais ces cas sont exceptionnels. Il en va de même de l'Ombre. On peut avoir toutes sortes de complexes, toutes sortes de nœuds d'éléments refoulés, toutes sortes de sentiments inconscients ou d'aspects de nous-mêmes que nous ne voulons pas mettre en lumière, mais il me semble à première vue - en dehors de cas pathologiques - que ces éléments ne sont pas en conflit entre eux. L'exigence d'authenticité qui est celle de l'Ombre oblige à une structuration des éléments, de même que l'exigence de plaire qui est celle de la Persona impose une coordination des rôles que l'on est en train de jouer. Dans le cas du sentiment ambivalent, le conflit ne se situe pas au niveau de l'Ombre, mais dans la relation entre l'Ombre et le Moi. Par exemple, une longue série de pulsions agressives à l'égard de la même personne aimée, toujours refoulées, s'est peu à peu structurée en un sentiment de haine demeuré inconscient. Il me semble correct de dire que le sentiment d'amour a son siège dans le Moi et le sentiment de haine dans l'Ombre, dans cet autre moi-même qui m'accompagne partout et qui m'amène à faire ce que je ne veux pas et à ne pas faire ce que je veux. La même coordination se retrouve dans le Surmoi. Le code en vertu duquel telles et telles choses sont permises, telles et telles choses interdites est un code cohérent. On peut se demander si un exemple typique de conflit à l'intérieur d'une même instance ne nous est pas fourni par les sentiments d'infériorité associés au perfectionnisme, notamment dans les réactions du type "je ne vaux rien, je suis bête, je viens encore de dire une bêtise". Du point de vue du Moi idéal - "quelqu'un de bien ne dit jamais de bêtise" - l'individu réel, qui, parce qu'il est humain, a forcément un certain pourcentage de ratés dans ses énoncés, apparaît comme un traître, comme un saboteur dont les coups bas empêchent le Moi de se présenter dans toute sa splendeur. La tension ne se situerait-elle pas dans le Moi, le Moi idéal regardant de haut le Moi réel? Je ne crois pas, en fait. Il me semble que le conflit se situe entre le Moi, qui s'identifie à son idéal, et le Soi, considéré comme l'être dans sa totalité, avec toutes ses faiblesses. Dans la phrase "je me méprise", je et me ne désignent pas les mêmes réalités: seul le pronom je se réfère au Moi, le me est l'ensemble de l'individu (le Soi) ou telle instance (par exemple, le Ça). De même, dans le cas où le sujet éprouve à la fois attirance et répulsion pour un même objet, le conflit n'est pas limité au Ça, mais représente soit une tension Ça-Surmoi, soit une tension Ça-Automate. Dans ce dernier cas, l'être est tiraillé entre, d'une part, le désir de jouir, ou de posséder, ou d'agresser - il s'agit donc d'un engagement, d'une recherche d'intensité au niveau de la subjectivité, ce qui est typique du Ça - et d'autre part une tendance à ne pas sortir de sa coquille, à rester dans le statu quo, à préférer l'inertie à la jouissance et la sécurité à la vie en tant que sujet, ce qui est typique de l'Automate. Il y a quelque chose de très séduisant dans l'idée que, pour l'essentiel, il y a cohérence et coordination à l'intérieur de chaque instance, et que les éléments de tension dans la personnalité dite normale, dans une situation donnée, représentent presque toujours des tensions entre les différentes instances. Si cette idée est juste, Baudouin aurait découvert quelque chose de plus remarquable encore que je ne l'ai cru jusqu'ici, mais seule une analyse critique rigoureuse de cette hypothèse nous permettra de le savoir.

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Autres synthèses isomorphes

Nous avons vu qu’il y a synthèse, et non syncrétisme, s’il y a rencontre avec d’autres structurations faites de façon totalement indépendante. Je crois qu’ici aussi, si l’on veut être scientifique, il faut faire appel au jugement statistique. Si trois ou quatre personnes, trois ou quatre écoles, très distinctes les unes des autres dans le temps et dans l’espace, aboutissent indépendamment à reconstituer une structuration analogue, il est statistiquement improbable que ce soit dû au hasard, du moment qu’il s’agit d’une structuration d’une certaine complexité.

a) Le “Château de l’âme” de Thérèse d’Avila

Or, des structurations de ce genre, qui se répondent terme à terme, on en trouve dans les endroits les plus inattendus. Par exemple, l’itinéraire que décrit Sainte Thérèse d’Avila dans Le Château de l’âme présente une analogie frappante avec le cheminement qui va d’une instance à l’autre dans la genèse dialectique de la personnalité d’après Baudouin, et celui-ci s’en est rendu compte après-coup. Donnons-lui la parole:3

"L’itinéraire de Sainte Thérèse à travers les sept demeures présente des correspondances particulièrement précises avec les sept instances psychologiques que nous avons définies. Dès le début,4 et à plusieurs reprises au long de ce pèlerinage intérieur, elle parle de ce “divin soleil” qui demeure “au milieu” ou “au centre” de l’âme (Soi), mais celle-ci ne le saisira dans toute sa splendeur qu’une fois parvenue à la septième demeure où il se manifeste “comme un soleil qui jette tant de lumière qu’il se répand sur toutes ses puissances intérieures”.5 Les deux premières demeures, par contre, sont encore hantées par les "reptiles"6 et les "bêtes venimeuses"7 qui évoquent les tentations de la nature animale; la première demeure est celle des scrupules obsédants;8 dans la seconde, ce serait un danger de désirer “les plaisirs” ou “le plus agréable” (principe de plaisir), mais c’est ici que l’âme doit témoigner de sa “générosité”, ce qui s’exprime par une image toute martienne; il faut que l’âme “ne ressemble pas à ces lâches soldats que Gédéon renvoya lorsqu’il allait au combat, mais considère qu’elle entreprend d’en soutenir un contre les démons”.9 À la troisième demeure, les dangers sont de l’ordre de la persona; les âmes arrivées à ce degré “voudraient que les autres les admirassent”, elles ont quelque peine à souffrir qu’on les “méprise” et qu’on “touche à leur honneur”; aussi est-ce pour elles une miséricorde de Dieu de recevoir ce qui les humilie.10 C’est à la quatrième demeure que Ste Thérèse dit avoir découvert “la différence qu’il y a entre l’entendement et l’imagination”;11 c’est à ce moment qu’elle invite l’âme à se servir de “ces puissances, l’entendement, la mémoire et la volonté”,12 ce qui est explicitement un appel aux fonctions du Moi. Dans la cinquième demeure, l’âme est comparée au ver à soie, un “ver laid et difforme” (rappel des “reptiles” du début) qui est appelé à “mourir” pour “se convertir” en "papillon blanc et très agréable"13 - dédoublement qui n’est pas sans nous rappeler une fois encore l’ambiguïté de l’Ombre et le dégagement très caractéristique qui s’y opère; dégagement exprimé une deuxième fois, un peu plus loin, par la résurrection de Lazare.14 À la sixième demeure éclatent les images jupitériennes. “Dieu appelle” comme “par un coup de tonnerre”;15 ses paroles portent avec elles “un pouvoir et une autorité à qui rien ne résiste”.16 Ne sont-ce pas là toutes images d’un Surmoi impérieux? Et cependant, “il ne faut pas faire ce qu’ordonnent” ces voix… “sans l’avis d’un confesseur savant, prudent et homme de bien”, tant il est vrai que le principe d’autorité règne souverainement en cette demeure; car Dieu “veut que nous en usions ainsi, et en faisant ce qu’il nous a commandé, lorsque nous regardons notre confesseur comme tenant sa place, nous ne saurions douter que nous accomplissions sa volonté”.17 (Le yogi, au sixième chakra, parlait tout à l’heure des ordres du gourou). Ainsi, malgré l’affirmation selon laquelle la sixième et la septième maisons communiquent aisément, Dieu, dans la sixième, demeure encore extérieur et dominant, et l’âme y éprouve une “frayeur” devant cette “suprême majesté”.18 Cette frayeur ne se détendra que dans la septième demeure où l’âme entre en pleine possession du “soleil de justice”.19

Ces correspondances sont tellement saisissantes qu'on pourrait nous soupçonner d'avoir été influencé par Sainte Thérèse dans notre construction des instances psychologiques. Nous pouvons assurer qu'il n'en est rien, car nous avions établi notre schéma avant d'avoir jamais lu le Château de l'âme. Entendons-nous bien: notre description du Moi et de ses "partenaires" n'a évidemment aucune portée mystique; mais il est compréhensible que le mystique, dans son itinéraire, parcoure cette topographie naturelle, et que son expérience, s'y insérant étape par étape, en éclaire successivement les structures. (Baudouin, 1950, pp. 287-289).

b) La tradition hindoue

La même correspondance se retrouve dans l’évolution psychique décrite par Ramakrishna. Dans la tradition hindoue, le passage de la matière à l’esprit comporte sept étapes successives (les sept padmas qu’éveille l’un après l’autre la koundalîni). Elles correspondent dans une large mesure - parfaitement pour les quatre dernières - aux instances de Baudouin. (Herbert, 1947, p. 338; Choisy, 1948, pp. 145-234).

c) La tradition astrologique

Un autre exemple nous est offert par l’astrologie traditionnelle. Plus encore que la référence à Sainte Thérèse et au yoga, cette affirmation va peut-être faire bondir certains lecteurs. Comment, dira-t-on, osez-vous invoquer l’astrologie alors que vous avez des prétentions à la rigueur intellectuelle et à une attitude scientifique?

Je ne prends pas position ici au sujet d'une éventuelle correspondance entre la position des astres à la naissance d'un individu et certaines caractéristiques physiologiques et psychologiques de cet individu. C'est un problème intéressant, qui est justiciable d'autres études... Je me borne à dire que pendant plus de deux mille ans, des hommes qui n'étaient pas des imbéciles - des Ptolémée, des Morin de Villefranche, des Kepler, des Newton - ont observé les astres, certes, mais aussi les êtres humains, et ont classé les faits qu'ils observaient. S'il y a quelque chose de vrai dans la thèse astrologique, ils ont étudié une réalité; si cette thèse est erronée, ils ont projeté sur les astres des éléments de leur propre psychisme. Mais que l'hypothèse de base soit vraie ou fausse, les observations qu'ils ont faites demeurent. Et ce qui nous importe ici, c'est la manière dont ils ont regroupé les faits psychologiques observés, la manière dont ils ont décrit les structures de personnalité et les conflits psychiques.20 N'est-il pas remarquable que la valeur symbolique des planètes corresponde terme à terme aux caractéristiques et à l'imagerie des instances de Baudouin qui - il l'a reconnu lui-même - ignorait tout de l'astrologie quand il en a défini les traits? Pour vous le montrer, je choisis à dessein deux livres d'astrologie antérieurs aux travaux de Baudouin sur la théorie des instances et exposant la tradition astrologique sans grand esprit critique, ce qui est, en l'occurrence, une garantie d'authenticité. Il s'agit d'une part du Manuel pratique d'astrologie de Georges Antarès (1951) et, d'autre part, d'un ouvrage datant du dix-septième siècle, le Traité astrologique des jugements des thèmes généthliaques, de Henri Rantzau (1657). On remarquera que s'il semble bien qu'il y ait une correspondance assez nette entre astres et instances, l'ordre de ces dernières ne correspond pas à la succession astronomique des planètes, terme qui, soit dit en passant, englobe également, dans la terminologie astrologique, le soleil et la lune. Le parallélisme est le suivant: à l'Automate correspond Saturne, au Primitif (au Ça) Mars, à la Persona Vénus, au Moi Mercure, à l'Ombre la Lune, au Surmoi Jupiter et au Soi le Soleil.21

Correspondance Automate / Saturne

Antarès nous dit de Saturne qu’il exprime “l’aversion pour le changement” et “l’indifférence froide”, ainsi que la prudence, la patience, la persévérance et la précision. Il symbolise en outre “le temps, la longue durée, la mort, la routine, l’administration, la solitude, le système, les choses fatales” (p. 43) [Comparer avec Baudouin, 1950, pp. 225-227 et Baudouin, 1961, pp. 77-80].

Quant à Rantzau, il caractérise Saturne comme "l'ennemi de la nature humaine" ayant "l'expérience des coutumes et des hérédités", portant vers les prisons et les longues maladies, rendant l'homme "taciturne, obstiné et solitaire" (p. 49). Ces deux auteurs notent que Saturne symbolise le plomb. La même association est relevée par Baudouin dans le passage consacré à l'Automate à la page 285 de De l'instinct à l'esprit (Baudouin, 1950). Notons qu'à la même page, Baudouin associe l'Automate au temps, cité par Antarès parmi les significations de Saturne.

Correspondance Ça / Mars

Pour Antarès, Mars symbolise “la virilité, la passion, le désir, la conquête, la violence, la guerre”, ainsi que “les gens et choses violents, turbulents, brutaux, dangereux” et “les objets pointus, les armes”. Ses qualités sont: “courage, initiative, bravoure, activité, audace, entreprise” et ses défauts “colère, violence, brutalité, rudesse, imprudence, impulsivité, témérité, jalousie, bestialité, égoïsme instinctif, esprit vindicatif et batailleur”. Le même passage nous apprend que Mars gouverne “le système musculaire, les organes sexuels externes, le système pileux” (pp. 41-42).

Rantzau dit de Mars qu' "il est significateur des furibonds, véhéments, coléreux, hardis, téméraires, volubiles, prodigues, querelleux, pillards et pirates cruels". Il régit "les parties sexuelles et les maladies correspondantes" (p. 52).

Correspondance Persona / Vénus

Pour Antarès, Vénus symbolise “les unions et les associations”, “les personnes gracieuses, gaies, affables, sociables, les artistes, les comédiens; les choses d’aspect riant, coloré frivole”; “les bals, concerts, théâtres”; “les maisons et rues gaies et élégantes”. Ses qualités comprennent le “charme personnel, la sympathie, la sociabilité” et ses défauts la “vanité” et la “moralité élastique” (p. 41).

Rantzau se situe de toute évidence dans le même registre: Vénus "signifie l'affabilité, la douceur, la civilité, la beauté, les ornements, les choses précieuses, le luxe" (p. 54) [Comparer avec Baudouin, 1961, p. 90].

Correspondance Moi / Mercure

Pour Antarès, Mercure régit “l’intelligence et les moyens d’expression, la flexibilité, l’intermédiaire entre le Moi et le non-Moi, la raison, l’adaptabilité”. Il symbolise “l’intérêt, l’intelligence, l’étude, le sens pratique”, ainsi que “les gens rusés, adroits et prompts” (p. 40). Dans Y a-t-il une science de l’âme, Baudouin dit: “le Renard est un bon emblème du Moi; c’est comme l’animalité accédant à l’intelligence: il a l’habileté, l’ingéniosité, la ruse. Il n’est guère moral” (Baudouin, 1961, p. 93).

Rantzau précise que Mercure régit "le cerveau, l'esprit, la mémoire; la langue, les mains, les doigts". Pour ce auteur, "il est significateur des professeurs de philosophie et de mathématiques, des comptables, écrivains, marchands, artisans" (P. 53).

Correspondance Ombre / Lune

Cette correspondance est moins nette que les autres, peut-être parce que l’Ombre ne se laisse pas cerner aussi facilement que les autres instances, ou parce que les astrologues ont fait symboliser par la Lune, non seulement l’Ombre, mais tout ce que Jung englobe sous le terme “inconscient collectif”.

Quoi qu'il en soit, Antarès attribue à notre satellite "la personnalité, l'âme, le côté psychique intérieur". Pour lui il symbolise, entre autres éléments sans grand rapport avec l'Ombre (lacs, rivières, étangs, les réunions d'enfants et de femmes, la famille et le home), "les gens craintifs et silencieux". La Lune régit "l'imagination, le magnétisme, le désir de changement, les tendances contemplatives, la vie intérieure, la sensibilité" (pp. 39-40). Pour Rantzau, elle signifie "le peuple, les pêcheurs et les vagabonds; la mer avec ses flux et reflux; les fleuves; l'étude de l'histoire; les pèlerinages; enfin, les qualités de l'âme et du corps" (p. 50).

Correspondance Surmoi / Jupiter

Antarès attribue à Jupiter “l’expansion, l’ordre et le jugement”. Cette planète symbolise d’après lui “les idées morales, philosophiques et religieuses; la législation; l’autorité; le maître, le protecteur; les palais, le châteaux; les prélats, les églises, les temples, les juges”. Parmi les qualités auxquelles Jupiter est associé il cite en particulier “la moralité, le jugement, la vertu, la religiosité, le respect de l’ordre” (pp. 42-43).

D'après Rantzau, Jupiter est "significateur de religion et de loi", ainsi que des "cardinaux, prélats, évêques et juges". (p. 51).

Correspondance Soi / Soleil

Antarès définit comme suit la signification astrologique du soleil: “Vie, esprit, la synthèse, ce qui est éternel, l’évolution, l’individualité”. Pour cet auteur, le soleil symbolise “les gens et les choses d’aspect rayonnant, brillant, coloré, multicolore; l’or”. Les qualités qu’il régit sont “la puissance synthétique de l’entendement, l’influence personnelle rayonnante, la noblesse des sentiments, la dignité, la confiance, l’expansion, la magnanimité” (p. 39).

Quant à Rantzau, il nous dit que le soleil fait les hommes "forts, discrets, bons, magnifiques, magnanimes, pensifs, tranquilles; il donne longue vie, corps sain et entendement sincère et juste" (p. 5). Ne sommes-nous pas ici, sans doute possible, dans le registre du Soi?

d) Le Notre-Père

Je voudrais terminer en vous montrant un dernier cas d’isomorphisme qui vous paraîtra peut-être tiré par les cheveux et que de toute façon je suis bien incapable d’interpréter. Il s’agit tout bonnement du Notre-Père.

Il serait fastidieux d'invoquer ici tous les éléments auxquels il faudrait faire appel, mais il me semble qu'il y a tout de même des correspondances frappantes si l'on prend l'une après l'autre les invocations de la prière fondamentale du christianisme. Celles-ci évoquent les instances dans l'ordre inverse de leur apparition dans la genèse de la personnalité selon Baudouin.

“Notre Père qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifié”. Le nom, dans les sociétés traditionnelles, notamment sémitiques, représente l’être dans sa totalité, dans son essence la plus profonde; il correspond donc sans doute possible au Soi. Les cieux, dans le sens de paradis, de séjour divin, de lieu où l’on voit l’ Éternel, sont également un symbole de la septième instance. De même, la notion de sainteté, incluse dans sanctifié, représente bien, dans la tradition chrétienne, l’accession à cette plénitude que d’autres traditions appellent “sagesse” et qui caractérise la réalisation du Soi.

Que ton règne vienne. Celui qui règne est celui qui commande, qui exerce l’autorité. Nous sommes bien à l’étape du Surmoi.

Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Je suis ici obligé de vous renvoyer à tout ce que Baudouin dit de l’Ombre dans ses écrits, car l’esquisse que je vous ai donnée tout à l’heure de la formation des instances ne suffit pas pour saisir cette correspondance dans toute sa richesse. L’Ombre, c’est la partie de l’être dont le Moi s’est désolidarisé, c’est notre double, le frère intérieur dont nous disons: “Tu n’es pas moi”, bien qu’il fasse partie de l’individu que délimite notre peau. L’exigence fondamentale de l’Ombre, c’est l’authenticité, c’est la réalisation de notre potentiel dans toute son ampleur, potentiel que nous avons mutilé et que nous continuons à mutiler parce que nous avons peur de la richesse qui fait le fond de notre être. Certes, l’Ombre contient du pire et du meilleur, et il n’est pas question que le Moi fasse droit à cette exigence sans tri et sans esprit critique, mais le mouvement qui a formé l’Ombre est un mouvement de rejet, d’exclusion et Dieu ne veut pas d’exclusion. Elle représente donc ce que l’on appelle en termes chrétiens le “plan de Dieu” sur chaque personne, et les deux pôles qu’exprime la formule “sur la terre comme au ciel” rappelle cette dualité qui est, d’après Baudouin, l’une des caractéristiques de l’Ombre.

Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour. Pas de doute, c’est bien du Moi qu’il s’agit ici. Nous passons des hautes sphères à une réalité terre-à-terre, concrète et individuelle. L’une des caractéristiques du Moi est la fonction d’adaptation au réel, une autre est la capacité d’assimilation. Le correspondant astrologique du Moi, Mercure, régit à la fois les fonctions d’assimilation intellectuelle et d’assimilation des aliments. Baudouin caractérise également le Moi par le sens que l’individu a de ses intérêts. Si l’on compare à la sanctification du nom, à l’avènement du règne ou à l’accomplissement de la volonté de Dieu, la présente invocation introduit un contraste frappant, marqué précisément par l’apparition de notre intérêt dans ce qu’il a de plus matériel et de plus individuel.

Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. La Persona est l’instance de la personnalité qui assure l’adaptation au groupe, l’intégration dans le milieu social. C’est la partie diplomate de nous-mêmes, celle qui met de l’huile dans les rouages, pour que les relations s’entretiennent sans à-coup. C’est la partie de notre personne qui permet les rapports non conflictuels avec autrui. Dans la symbolique astrologique, elle correspond à Vénus, planète de la paix et de l’harmonie. Quoi de plus efficace, à ce niveau de la personnalité, que de se pardonner mutuellement les offenses? La Persona est la seule des instances qui soit entièrement tournée vers l’ensemble du milieu social (le Surmoi, dans le monde des autres, fait abstraction de tout ce qui n’est pas puissance ou autorité). L’invocation que nous considérons ici est la seule qui concerne explicitement les autres, la correspondance est donc nette.

Ne nous soumets pas à la tentation. Le mot “tentation”, avec les connotations de désir, de convoitise, de promesse de plaisir qu’il comporte, n’est-il pas un magnifique raccourci de tous les contenus du Ça, du Primitif-en-nous? La tentation, dans la tradition chrétienne, évoque immédiatement l’égoïsme, le désir de prendre, d’agresser, de jouir sans égard pour les autres. Nous sommes bien au niveau pulsionnel, au Mars de la tradition astrologique.

Mais délivre-nous du mal. Le mal, dans la tradition chrétienne, se situe à un niveau beaucoup plus profond que la tentation. La tentation a quelque chose de chaud, de vivant, de charnel. Le mal, c’est le contraire de la vie, c’est la mécanique froide, implacable, de celui qui n’est plus un homme mais s’est transformé en robot, tels ces fonctionnaires nazis qui obéissent aux ordres sans sursaut pulsionnel, sans même la jouissance du sadique, et qui organisent comme des automates la mort de millions d’êtres humains. L’Automate, dans la personnalité, est le pôle opposé au Soi. C’est la partie la moins personnelle de l’être. Son hypertrophie conduit à la perte d’âme, à la fascination du néant, à l’enlisement dans la sclérose, bref, au mal, au sens que donne à ce terme l’ontologie chrétienne.

Bien sûr, en ce qui concerne les deux dernières invocations, je n'ai mentionné que les aspects négatifs des instances, puisque les phrases en question sont présentées sous la forme: "évite-nous de...". Dans le langage de la théorie des instances, on pourrait traduire ces invocations par quelque chose comme: "Fais que le Ça et l'Automate ne dominent pas notre personnalité, mais qu'ils restent à leur place (et apportent à l'ensemble de notre être leur contribution respective)". N'est-il pas étonnant de retrouver dans le Notre-Père cette succession d'éléments dans l'ordre même qu'a découvert Baudouin en étudiant la formation de la personnalité? Certes, ici on part de l'achèvement pour arriver à l'origine: l'ordre est donc inversé par rapport à celui de la genèse, mais la succession n'en est pas moins rigoureuse. Quant à savoir comment interpréter cette correspondance, c'est une autre question...

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Conclusion

Résumons-nous. Une pratique clinique - les consultations astrologiques - s’étalant sur plus de deux millénaires et fondée, dans sa partie diagnostique, sur la notion de conflit, envisage les tensions de la personnalité comme intervenant entre sept protagonistes composant l’individu. Ces sept éléments de la personnalité, très bien caractérisés, correspondent point par point aux instances dégagées par Baudouin lorsque, en clinicien consciencieux, il essaie de faire tenir ensemble les théories des divers auteurs qui se sont intéressés à l’inconscient. Une mystique espagnole du seizième siècle décrit un “itinéraire de l’âme” qui comporte les mêmes étapes, et celles-ci se retrouvent dans la manière dont la tradition hindoue expose le cheminement vers la sagesse. La probabilité qu’un tel parallélisme soit dû au hasard est pratiquement nulle. La coïncidence étant ainsi exclue, deux interprétations sont possibles: ou il s’agit d’une même réalité objective qui a été découverte en des points différents de l’histoire humaine, ou il s’agit d’une structure de l’inconscient qui tend à se projeter sur l’objet “personnalité en développement”. Mais cette hypothèse demeure-t-elle plausible si l’on tient compte du fait que les psychologues qui se fondent sur l’observation des enfants décrivent des conduites, des attitudes et une succession de crises et d’équilibrations qui correspondent bien au développement dialectique de la personnalité selon Baudouin?

Faisons le point. Nous avons établi qu'une articulation des diverses théories de l'inconscient était une exigence à la fois de la rigueur intellectuelle et d'une pratique conforme aux règles de l'éthique, Nous avons vu qu'on pouvait découvrir un principe d'unité supérieur aux divers éléments intégrés dans la synthèse, lequel rend compte de façon cohérente de la situation respective des différentes écoles. Nous avons vu que la synthèse proposée se recoupait avec la réalité connue d'une part, avec des structurations élaborées indépendamment d'autre part. Nous avons vu également que cette synthèse fournissait un outil souple, fin et nuancé pour cerner les réalités psychologiques. Si l'on ajoute à cela la cohérence interne du système, inhérente au double mouvement dialectique qui explique la formation de chaque instance par un conflit entre celles qui l'ont précédée et par une interaction entre le potentiel génétique de l'individu et les pressions du milieu extérieur, la réponse à notre question ne fait plus aucun doute. L'œuvre de Baudouin n'aboutit pas à une construction fragile faite de bric et de broc, mais à une synthèse, et même à une synthèse remarquablement réussie puisque l'intégration porte sur des éléments d'une très grande disparité et qu'elle présente, bien plus que toute autre théorie du psychisme humain, les garanties que la méthodologie scientifique et la rigueur philosophique exigent pour conclure à l'adéquation avec le réel. Il ne faut pas s'étonner que cette œuvre soit méconnue. Dans le domaine de l'affectivité, l'homme se comporte facilement comme un enfant de moins de sept ans. Il est plus facile de s'identifier à une école, surtout si elle a pignon sur rue, que de les regarder toutes avec une égale bienveillance d'une perspective plus haute que chacune. Il est plus facile de considérer un seul axe que d'en coordonner plusieurs, parce que notre psychisme inconscient fonctionne selon la loi du "tout ou rien". Pour que l'humanité découvre Baudouin, il faut qu'elle connaisse une maturation qui ne peut être que très lente. Après tout, la linguistique vient à peine de découvrir de Saussure. Pourquoi la psychologie de l'inconscient, beaucoup plus inhibée par les mécanismes de défense, serait-elle plus rapide? Attendons cinquante ou cent ans, et nous verrons la société se demander comment les contemporains de Baudouin ont fait pour passer à côté d'une telle synthèse sans la remarquer. Que le lecteur entreprenne donc sa propre recherche en étudiant l'œuvre de Baudouin et les nombreuses sources auxquelles il a puisé. Mais, s'il veut être vraiment dans la ligne de la pensée balduinienne, qu'il fasse cette démarche cum grano salis. N'est-ce pas Baudouin lui-même qui, lors d'un séminaire où une jeune analyste avait exposé un cas illustrant parfaitement l'apparition successive des sept instances dans un processus thérapeutique, avait répondu, l'œil malicieux: "Je vous en prie, arrêtez-vous! Vous allez finir par me faire croire à mes propres théories!"

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BIBLIOGRAPHIE

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1 Qu’on ne se méprenne pas: il n’est pas question ici de justifier Baudouin par Hegel ou par Marx, cela n’aurait aucun sens. Mais si l’on se pose la question “synthèse ou syncrétisme?” on trouvera un argument en faveur de la synthèse dans la présence, de part et d’autre, d’un procesus dialectique. En effet, quelles que soient les critiques faites à Hegel et à Marx, on ne les a jamais accusés de syncrétisme.
2 Ces deux instances correspondent aux deux principes de comportement que Freud distinguait à la fin de sa vie: le principe de répétition et le principe de plaisir.
3 Charles Baudouin (1950), pp. 287-289. Cet extrait se réfère par endroits à des aspects de la symbollique astrologique ou du yoga traités plus haut dans l’ouvrage cité. Voir ci-dessous.
4 Sainte Thérèse, Château de l’âme, “Première demeure”, chap. II.
5 ibid. “Septième demeure”, chap.II.
6 ibid. “Première demeure”, chap. II.
7 ibid. “Deuxième demeure”, chap.I.
8 ibid. “Première demeure”, chap. II.
9 ibid. “Deuxième demeure”, chap.I.
10 ibid. “Troisième demeure”, chap. II.
11 ibid. “Quatrième demeure”, chap. I.
12 ibid. “Quatrième demeure”, chap. II.
13 ibid. “Cinquième demeure”, chap. II.
14 ibid. “Cinquième demeure”, chap. III - Rappelons que chez Jung l’anima (animus) se dégage de l’Ombre;
rappelons aussi que le papillon est un symbole universel de l’âme (Psyché).
15 ibid. “Sixième demeure”, chap. II.
16 ibid. “Sixième demeure”, chap. III.
17 Loc. cit.
18 ibid. “Sixième demeure”, chap. IV.
19 ibid. “Septième demeure”, chap. I.
20 Ceux qui imaginent que le concept de conflit psychique date de la psychanalyse connaissent mal l’histoire de la pensée humaine; les astrologues ont fait de tout temps un usage constant de cette notion.
21 La description succincte des instances présentée ci-dessus ne donne qu’une idée limitée de la richesse de leur symbolisme et de leur imagerie selon Baudouin. Chaque instance représente un système symbolique dont Baudouin a précisé bien des éléments dans des ouvrages qui seront cités en référence.